Les donations d’œuvres d’art peuvent-elles être mises en cause ?
Quand un musée bénéficie d’une donation exceptionnelle, peut-il accepter les conditions imposées par les généreux et parfois fantasques mécènes, sans désorganiser sa gestion et mettre en péril la solidité juridique de la donation d’oeuvres d’art ? Les exemples de tensions ainsi créées sont nombreux. Le déplacement de la fondation Barnes à Philadelphie a nécessité un habillage juridique sophistiqué. Récemment, le don par le duc d’Aumale du château de Chantilly et de ses collections a été contesté, car l’Institut de France peine à assurer l’entretien de ce trésor, tout en étant interdit de le prêter.
Le droit et la jurisprudence arbitrent ces tensions. Ces donations artistiques relèvent du droit des libéralités, en ce sens, le droit commun leur est applicable. Mais elles comportent des spécificités : les premières sont inhérentes à la nature des biens donnés, qui sont des œuvres d’art. Les secondes relèvent des principes de bonne gestion d’une institution culturelle qui ont évolué avec le temps et imposent de la souplesse.
Les deux principaux écueils juridiques d’une donation pour le bénéficiaire sont la réserve héréditaire et le respect des charges.
Donation d’oeuvres d’art : respecter la réserve héréditaire
Les donations sont soumises au droit des successions, et en particulier au principe de la réserve héréditaire. A ce titre, le donateur doit réserver une part de sa fortune à ses descendants (La moitié, s’il a un enfant, deux tiers, s’il en a deux, etc.). Tout dépassement permet aux héritiers lésés d’entreprendre une action en réduction (articles 912 et 917 Code civil). Le donataire doit alors restituer le don ou compenser les héritiers.
De ce point de vue, la donation d’œuvres d’art posent des difficultés spécifiques. La première réside dans la valorisation de la donation, qui peut être très subjective et changeante pour les œuvres importantes. La seconde est la valorisation par rapport à la masse successorale, c’est-à-dire la valeur globale de la succession. Il s’ensuit donc que, pour sécuriser une donation d’œuvres d’art, le bénéficiaire ne doit pas seulement se préoccuper des œuvres données mais également connaître la masse successorale du donateur.
La dernière complication est inhérente aux donations d’artistes, qui veulent souvent pérenniser leur Oeuvre par une donation. Bien souvent, le cœur d’un atelier d’artiste constitue l’essentiel, sinon l’entièreté de l’actif successoral. Il en résulte que la réserve est rapidement dépassée. Or, la tentation est fréquente pour un artiste de donner toute sa production. Il est donc évident qu’une telle générosité pourra être contestée, par le jeu de la réserve. Paradoxalement, trop de générosité affaiblit le don. Il est donc prudent de sélectionner des œuvres fondamentales et de laisser le reste aux héritiers. Il est aussi possible de s’assurer du consentement des héritiers à renoncer à la réserve par un pacte successoral.
Respecter les charges
L’autre source d’annulation des donations est le non-respect des charges. Donner des œuvres d’art à une institution est un acte particulier. Il s’agit d’une donation « à message » : le donateur veut parfois faire connaitre sa générosité, exprimer son goût, assurer l’unité de sa collection. Ces donations sont donc souvent assorties de charges. Toutes sortes de charges peuvent être envisagées. Pour les œuvres d’art, les plus fréquentes sont liées à la situation matérielle du bien ou aux modalités de présentations. Par exemple, le donateur du musée Magnin à Dijon a offert un hôtel particulier et des collections, en imposant qu’elles y restent ; la donation Bestégui au Louvre impose la présentation unitaire de cette collection.
Le risque pour le donataire est une potentielle révocation des donations en cas de violation des charges (art. 953 du Code Civil). Les exemples sont nombreux en droit de l’art. La donation Domergue à la ville de Bordeaux a été révoquée parce que la ville n’avait pas satisfait à la charge de créer une fondation ad hoc (Cass 14 décembre 2006). La donation par le peintre Simon Hantaï d’un ensemble d’œuvres à une association a été annulée car elle a vendu des œuvres, en violation d’une clause d’inaliénabilité (CA Paris 19 janvier 2022).
Il y a cependant deux tempéraments. Le premier est l’appréciation de l’exécution des charges par la justice. A suivre une lecture trop rigoriste, le risque est de ne pas satisfaire la finalité culturelle de la donation pour favoriser un intérêt purement économique des ayants droits à récupérer des actifs de grande valeur. Avec souplesse, la jurisprudence semble s’attacher plus au respect de « l’esprit » de la charge qu’à sa lettre. Plusieurs cas peuvent être relevés. Ainsi, la ville de Poitiers a reçu une donation d’un hôtel particulier et de sa collection, à charge de laisser dans la maison tous les objets d’art et tableaux qui s’y trouvaient au décès du donateur. De nombreuses années plus tard, la ville restaure le bâtiment et déplace certains objets vers des musées municipaux, pour mieux garantir leur conservation et leur mise en valeur. Une action en révocation est introduite ; le juge la rejette en estimant que les œuvres restant exposées, l’objectif principal de la donation est rempli (CA Poitiers 24 mars 1976). Une donation d’œuvre de Delaunay a été faite au centre Pompidou, à condition que l’ensemble des œuvres bénéficient d’une exposition permanente et d’une interdiction de les exposer hors de la vue du public. Pour des raisons de conservation, certaines des œuvres ne sont pas présentées en permanence, ce que les artistes donateurs avaient toléré. Une action en révocation est introduite par leurs descendants. Les juges statuent que l’exposition de toutes les œuvres simultanément ne constitue pas la condition déterminante de la charge. A contrario, ils constatent que la volonté que les oeuvres soient conservées et mises en valeur est respectée (TGI Paris 7 avril 1999). Ainsi, le respect à la « lettre » de la donation est moins important.
Cette subtilité des juges est louable. La réalité est que le temps passe, les charges peuvent devenir inadaptées, obsolètes, voire impossibles à satisfaire. En particulier, les règles de conservation évoluent, la connaissance s’accroit ; cela peut logiquement entraîner une évolution des règles. Ainsi, dans la plupart des décisions, les juges prennent en considération, le comportement du donataire et les diligences dont il a fait preuve pour maintenir l’esprit de la donation. Ils sanctionnent sa négligence et son inaction.
Les sanctions sont la révocation avec rétroactivité de la donation. Le donataire aura donc l’obligation de rendre les œuvres données dans l’état d’origine. Il sera sanctionné par des dommages et intérêts s’il ne le fait pas. Le juge peut également impartir un délai pour mettre les choses en ordre.
Alternativement, la révision des charges peut être demandée. L’article 900-2 du Code Civil permet au gratifié de solliciter une modification des conditions et charges en cas de leg ou de donation, si un changement de circonstances rend l’exécution de la charge extrêmement difficile ou sérieusement dommageable. Cette action peut être introduite spontanément par le donataire ou en défense d’une action en révocation de donation. Cette révision peut intervenir dix ans après la mort du donateur, puis tous les dix ans. Le droit public accorde par ailleurs des prérogatives à l’Etat et à ses établissements publics permettant de réviser les charges par une transaction avec le donateur ou ses descendants. (Art. L 2222-12 du Code Général de la Propriété des Personnes Publiques).
Ces règles expliquent la grande prudence avec laquelle les musées considèrent des donations. Il est prudent de les apprécier dans le cadre global de la succession du donateur, pour respecter le droit des successions et de ne pas accepter de charges trop contraignantes.
Olivier de Baecque, avocat associé du Cabinet De Baecque Bellec
Avocat Propriété Intellectuelle
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