Lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme dans le marché de l’art
Le marché de l’art est une cible privilégiée pour le blanchiment. Pourtant, les déclarations de soupçon y sont rares. C’est regrettable, car le professionnel qui respecte les dispositifs légaux anti-blanchiment est protégé.
Un professionnel souhaite vendre un tableau. L’acheteur est un oligarque vivant à Londres. Il achète via un trust, immatriculé dans un paradis fiscal, géré par un trustee, lui-même situé dans un autre état suspect. Les fonds proviennent d’un compte situé dans un troisième pays à risque. L’œuvre doit être livrée sur un yacht, appartenant à un autre trust, lors d’une escale dans les eaux maltaises… Voilà un exemple de situation – très réelle – qui peut causer une migraine à tout galeriste ou commissaire-priseur !
L’actualité récente démontre que le marché de l’art est un secteur adapté au blanchiment d’argent, en raison de sa forte composante internationale, de sa culture de la discrétion. Les NFT incontrôlés et l’explosion du trafic d’antiquités de guerre ont accru les risques de financement du terrorisme.
Toutefois, le rapport publié cette année par TRACFIN (les services français de Traitement du Renseignement et Action Contre les Circuits Financiers clandestins) révèle que le nombre de déclarations émanant d’acteurs du marché de l’art est particulièrement faible au regard des enjeux financiers du secteur.
Pourtant, les professionnels du marché de l’art sont assujettis à des règles de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, lorsque la transaction ou de la série de transactions pour laquelle ils interviennent est d’un montant égal ou supérieur à 10.000 €. Les professionnels ont des obligations de vigilance (I.) et de déclaration (II.).
I. Les obligations de vigilance à l’égard de la clientèle
La loi articule deux phases de vigilance pour les professionnels (galeries d’art, opérateurs de ventes volontaires, antiquaires, brocanteurs, courtiers ou négociants, voire entrepositaires dans les ports francs et zones franches) : avant l’entrée en relation avec la clientèle ; puis lors du suivi des clients.
Première phase de vigilance, avant l’entrée en relation commerciale
Les obligations mises à la charge des professionnels sont distinctes selon que leur client est une « relation d’affaires » ou un « client occasionnel ». Le professionnel est en relation d’affaires avec un client lorsqu’il intervient en vue de la réalisation de plusieurs opérations, présentant un caractère continu ou s’inscrivant dans la durée. Le professionnel doit alors vérifier l’identité de son client.
L’identification du client suppose de recueillir ses noms et prénoms, date et lieu de naissance, s’il s’agit d’une personne physique ; ou les informations relatives à la forme juridique, la dénomination et l’adresse du siège social, pour une personne morale. L’intervention de structures étrangères est fréquente sur le marché et doit inviter à la plus grande prudence, notamment lorsqu’elles sont localisées dans des pays à risque.
De telles sociétés ou trust peuvent constituer des écrans. Il faudra alors veiller à identifier leurs constituants ou leurs « bénéficiaires effectifs », cible centrale de la lutte anti-blanchiment. Il faut identifier la personne physique qui contrôle le client, ou pour le compte de laquelle l’opération est exécutée. Si le client est une personne morale, le bénéficiaire effectif est « la ou les personnes physiques qui soit détiennent, directement ou indirectement, plus de 25 % du capital ou des droits de vote de la société, soit exercent, par tout autre moyen, un pouvoir de contrôle sur la société », voire le représentant légal la personne morale concernée (article R.561-1 du CMF, le Code monétaire et financier).
Quand procéder à cet audit ? Sauf cas flagrant de blanchiment, la loi permet au professionnel de procéder à ces vérifications au cours de l’établissement de la relation avec le client, juste avant la finalisation de l’accord. Il reste donc possible d’inviter à un vernissage et de négocier sans vérification de passeport ou de Kbis…
Pour un client occasionnel, si la transaction est ponctuelle, les diligences sont allégées : il suffit de procéder aux identifications et vérifications précitées en cas de doute sur la licéité de l’opération projetée est illicite ; ou lorsqu’elle excède 15.000 €.
Pour identifier le bénéficiaire effectif, le professionnel doit vérifier ces éléments « sur la présentation de tout documents à caractère probants » (art. L 561-5 du Code Monétaire et Financier). Il faudra collecter et analyser des justificatifs, se plonger dans les statuts de trusts, les pièces d’identité des parties et consulter des bases de données, publiques ou privées ad hoc. Ce travail de détective est difficile à mener, sans personnel et compétence. Si, comme les banques ou les assureurs, les grosses maisons de vente et les galeries internationales peuvent disposer de services de « compliance », les autres acteurs du marché de l’art pourront déléguer ces vérifications à des professionnels, banquiers ou avocats.
Deuxième phase de vigilance, cette fois au cours de la relation commerciale
Le professionnel doit actualiser les informations recueillies et assurer une vigilance constante (article L.561-6 du CMF). Entretenir une relation suivie avec un collectionneur ne dispense pas d’opérer un contrôle continu. Peu importe, à cet égard, qu’il s’agisse de relations occasionnelles : le professionnel diligent interrogera son interlocuteur sur les changements qu’il constate quant à ses moyens de paiement, à son adresse, à ses bénéficiaires, etc.
Dans l’impossibilité de satisfaire à ses obligations de vigilance, identifier l’acheteur réel ou le bénéficiaire effectif, le professionnel doit rompre la relation commerciale. Il lui est également interdit d’exécuter l’opération projetée. Il peut alors procéder à une déclaration de soupçon (cf. infra, II). Il lui incombe d’en apprécier l’opportunité.
Enfin, la loi impose de conserver l’ensemble des données et documents réunis, pendant cinq ans à compter de l’exécution des obligations de vigilance.
II. La déclaration de soupçon
Les professionnels sont tenus de procéder à une déclaration de soupçon à TRACFIN dès lors qu’ils « savent, soupçonnent ou ont des raisons de soupçonner » que les fonds employés pour la transaction sur une œuvre ont une origine illicite. C’est le cas lorsque ces fonds sont liés au financement du terrorisme ou proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an (article L.561-15 du CMF). Ainsi en est-il des délits d’escroquerie, abus de faiblesse, abus de confiance, vol, corruption, trafic de marchandises, etc.
Le soupçon « résulte d’un doute qui conduit [le professionnel] à s’interroger sur la licéité de l’opération, eu égard notamment à l’origine supposée de la somme, de l’objet de la transaction, du comportement et de la réputation du client » (lignes directrices conjointes émises par TRACFIN et les Douanes).
Le professionnel tient compte d’un faisceau d’indices. Il évalue les risques en fonction de chaque situation, grâce aux informations qu’il a recueillies, et se forge une opinion sur le caractère régulier ou non de la transaction projetée. Le doute résulte d’une réflexion objective et méthodique, liée à l’expertise du marché et à la connaissance de la clientèle. Lorsque le professionnel estime le soupçon caractérisé, il procède à une déclaration TRACFIN.
Les conséquences sur l’opération projetée dépendent du moment de la démarche. Si le soupçon apparaît avant la conclusion de la transaction, le professionnel la suspend et procède à la déclaration. TRACFIN peut ainsi exercer son droit d’opposition. L’opération peut être finalisée si (i) TRACFIN ne notifie pas d’opposition ou (ii) si dix jours après la notification, aucune décision du Président du Tribunal judiciaire de Paris ne parvient au professionnel (article L.561-24 du CMF). Le délai d’opposition de TRACFIN n’est pas prévu par la loi. Un délai de deux à trois jours semble d’usage, mais cette pratique n’est attestée d’aucun texte.
Si le soupçon apparaît après l’opération, la déclaration doit être transmise sans délai. Il n’est pas exigé du professionnel qu’il annule l’opération.
La déclaration de soupçon comporte :
- l’ensemble des éléments dont le professionnel dispose quant à l’identité des parties à l’opération ;
- une analyse factuelle, précise et détaillée ;
- indique le délai d’exécution de la transaction.
Le formalisme de la déclaration est léger. Elle peut être effectuée en ligne, sur le portail ERMES ; ou en envoyant par courrier un formulaire dédié à TRACFIN. Le professionnel joint les pièces justificatives.
Immunité et confidentialité encouragent les déclarants. Régulière et exécutée de bonne foi, la déclaration confère au professionnel une immunité partielle (article L.561-22 du CMF). La déclaration exonère donc le professionnel qui, malgré lui, est pris dans une opération de blanchiment.
La déclaration de soupçon est confidentielle. Ainsi, le déclarant a l’interdiction de révéler à son client ou à toute personne l’existence d’une déclaration de soupçon, son contenu, ainsi que les suites données à celle-ci. Réciproquement, il est interdit à TRACFIN de divulguer la déclaration de soupçon. Le client n’est donc pas informé. La mesure est évidemment incitative et protectrice du déclarant.
Les autorités compétentes constatent le manque de proactivité du monde de l’art, ce qui laisse augurer des vérifications plus systématiques. Les acteurs du marché auraient intérêt à anticiper ces contrôles renforcés par des déclarations, qui, d’ailleurs, les protégeront.
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°596 en janvier 2023