L’authentification d’une œuvre par les ayants droit d’artiste
Pour le marché de l’art, les ayants droit d’un artiste apparaissent légitimes à authentifier ses œuvres ou à émettre un avis sur leur attribution. Ce faisant, ils sont susceptibles d’engager leur responsabilité comme tout autre expert. Quels sont leurs devoirs ? Quels sont leurs pouvoirs ? Une décision récente, à propos d’une œuvre de Picasso, décrit les principes applicables en la matière.
En décembre 2009, un collectionneur acquiert auprès d’une galerie d’art américaine une gouache sur papier intitulée « Portrait de femme au chapeau » et signée Pablo Picasso. La toile porte une dédicace en espagnol à son verso : « Para mi amigo Manuel Perez, de su amigo Picasso, Royan el 4.2. 1940 » (librement traduite : « Pour mon ami Manuel Perez, de son ami Picasso, Royan le 4.2. 1940 »). Elle est vendue avec une lettre manuscrite du peintre.
Entre 2008 et 2016, un ayant droit de Pablo Picasso est sollicité à huit reprises afin d’émettre un avis sur l’authenticité de la toile, de la dédicace et de la lettre. Les demandes sont opaques : elles interviennent par le biais d’intermédiaires, les provenances alléguées diffèrent et la traçabilité de l’œuvre n’est jamais étayée. Dans ces circonstances, l’ayant droit maintient son avis selon lequel la gouache, la signature figurant au dos et la lettre jointe, ne peuvent être attribuées à l’inventeur du cubisme.
Le propriétaire de l’œuvre litigieuse engage la responsabilité de l’ayant droit. Il lui reproche d’avoir émis un avis négatif sur l’authenticité du tableau et de la lettre. Il sollicite la réparation du préjudice qu’il aurait subi du fait de la dévalorisation de l’œuvre, faute d’authentification. En outre, il demande aux tribunaux français d’authentifier l’œuvre litigieuse et la lettre l’accompagnant, en ordonnant à cette fin une expertise judiciaire.
Après l’échec de ses demandes préalables d’expertises judiciaires, le propriétaire de la peinture assigne en responsabilité l’ayant droit dans le cadre d’une instance au fond. Il est intégralement débouté en première instance, mais interjette appel.
Dans un arrêt du 23 novembre 2022, la Cour d’appel de Paris considère que l’ayant droit de Pablo Picasso n’a commis aucune faute en donnant un avis négatif sur les attributions.
Au-delà du cas Picasso, l’arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il décrit les diligences à effectuer par un ayant droit lorsqu’il authentifie une œuvre ou émet un avis sur celle-ci, et confirme que les héritiers n’ont aucune exclusivité en la matière
Les diligences à effectuer par un ayant droit en matière d’authentification
De jurisprudence constante, la responsabilité d’un ayant droit d’artiste diffère selon la nature de son intervention.
S’il délivre un certificat d’authenticité en bonne et due forme, l’ayant droit engage sa responsabilité, puisqu’il est chargé d’une véritable mission d’expertise. En ce sens, la Cour de cassation retient classiquement que « l’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art, sans assortir son avis de réserves, engage sa responsabilité sur cette affirmation » (Cass. Civ. 1ère, 7 novembre 1995, n°93-11.418).
S’il donne un avis sur l’authenticité d’une œuvre, l’ayant droit n’engage pas sa responsabilité ; il est toutefois impératif que son avis ne formule qu’une opinion et qu’il ne puisse pas être assimilé à un certificat d’authenticité.
Par principe, l’opinion d’un ayant droit sur l’authenticité d’une œuvre relève de sa liberté d’expression (article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme). Un héritier peut par conséquent refuser de délivrer un certificat d’authenticité ou d’émettre un avis positif sur l’attribution d’une œuvre, sans risquer d’engager sa responsabilité. Par exception, sa responsabilité peut être recherchée s’il a commis une faute caractérisée. Il peut donc être condamné s’il s’est exprimé sur l’authenticité d’une œuvre avec l’intention de nuire, une légèreté blâmable, de mauvaise foi, ou s’il a commis une erreur grossière.
Au contraire, la responsabilité d’un ayant droit d’artiste ne saurait être retenue s’il est démontré que son avis sur l’authenticité de l’œuvre est sérieux et motivé. L’arrêt est très intéressant car il décrit, très concrètement, les diligences satisfaisantes, établissant ainsi un vade mecum pour les ayants droit.
La Cour statue que l’ayant droit « n’a fait qu’exprimer un avis et n’a pas refusé de délivrer un certificat d’authenticité. Il sera rajouté que les termes dans lesquels cet avis a été exprimé, au vu des pièces au dossier sont toujours mesurés, l’intéressé indiquant que cet avis est émis en l’état des connaissances et en considération des informations qui lui ont été transmises et des recherches qu’il a pu conduire ». Elle ajoute que son avis est partagé par des spécialistes autorisés de l’artiste. Le tribunal dans la même affaire avait ajouté que la provenance et la traçabilité de l’œuvre étaient également à prendre en compte. Il indiquait aussi qu’une analyse scientifique était utile mais ni suffisante, ni exclusive d’autres investigations. En définitive, on peut considérer que l’ayant droit devrait diligenter des recherches, consulter des tiers sachants, prendre en compte toutes les informations qui lui ont été transmises (provenance, traçabilité, analyse scientifique, etc.), puis exprimer son avis en des termes mesurés et émettre la réserve qu’il est rendu en l’état des connaissances et informations acquises à date.
La Cour souligne aussi que l’avis a été délivré à titre gracieux. Cela suggère que l’ayant-droit qui intervient gratuitement est traité avec une plus grande mansuétude que le professionnel rémunéré.
Dans ces conditions, aucune faute n’est caractérisée à l’encontre de l’héritier de Pablo Picasso : son avis apparaît fondé et sérieux, et aucune volonté de nuire ne lui est imputable. La Cour en conclut qu’en l’occurrence, sa responsabilité ne saurait être engagée.
Cette solution s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel de limitation de la responsabilité des ayants droit en charge de l’authentification d’œuvres.
L’absence d’exclusivité des ayants droit d’artiste en matière d’authentification d’une œuvre
L’arrêt explique également pourquoi l’héritier d’un artiste n’a aucune exclusivité sur l’authentification.
D’où vient la capacité à authentifier une œuvre ? Pas de monopole, seule la compétence importe. Tout d’abord, le droit d’auteur n’emporte aucun « pouvoir d’authentification ». Même le droit moral de paternité de l’artiste, n’équivaut pas à une telle prérogative.
En réalité, les héritiers d’artiste en raison de leurs « liens » avec l’artiste peuvent être considérés comme des « voix particulièrement autorisées » pour dire si une œuvre est authentique. Souvent, ils ont la connaissance de l’œuvre, de la documentation, etc. Mais, cette capacité n’est pas exclusive.
La Cour d’appel retient que « les ayants droit d’un artiste ne disposent pas d’une exclusivité sur l’authentification de ses œuvres ». Elle poursuit en précisant que « toute personne [peut] émettre un avis [sur l’authenticité d’une œuvre] à condition d’en avoir les compétences et que ces compétences soient reconnues sur le marché de l’art ».
Ainsi, tout sachant peut authentifier l’œuvre d’un artiste, dès lors qu’il détient les connaissances nécessaires. Il est alors susceptible d’engager sa responsabilité dans les mêmes conditions qu’un ayant droit de l’artiste. En d’autres termes, c’est la compétence concrète, réelle, reconnue par le marché, qui doit déterminer qui peut authentifier.
Quelles sont les conséquences de cette absence d’exclusivité ? Faute de compétence exclusive, la responsabilité des héritiers est amoindrie : ils n’ont pas d’obligation légale ou jurisprudentielle d’authentifier une œuvre ou d’émettre un avis sur celle-ci. D’autres peuvent le faire.
Ensuite, l’ayant droit n’a pas non plus l’obligation de délivrer un certificat d’authenticité, d’émettre un avis, ou de se prononcer sur l’attribution d’une œuvre et ce, y compris lorsque la demande lui en est faite par des tiers. Il est d’ailleurs constant en jurisprudence que les magistrats ne peuvent ordonner à l’ayant droit d’un artiste de délivrer un certificat d’authenticité, même lorsque cette dernière serait établie par une expertise judiciaire. Une telle condamnation imposerait à l’héritier de certifier contre sa conscience et à attribuer des pièces qu’il ne reconnaît pas comme des œuvres de l’artiste.
La liberté dont disposent les ayants droit d’artiste est par ailleurs renforcée. La Cour d’appel s’assure en effet que l’héritier interrogé sur l’authenticité d’une œuvre ne soit pas contraint de ranger son avis à celui d’autres spécialistes, par crainte de voir sa responsabilité engagée. La conviction personnelle des ayants-droit d’artiste est ainsi préservée, quand bien même elle s’opposerait à celle de tiers.
Incidemment, la Cour d’appel rappelle également qu’il n’appartient pas aux juridictions d’attribuer une œuvre ou de se prononcer sur son authenticité. Cela ne relève pas de la compétence des juges. Pour autant, si une décision reconnaissant l’authenticité d’une œuvre ne peut équivaloir à un certificat, elle aura tout de même une portée sur le marché.
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°598 en mars 2023