« Possession vaut titre » : les moyens pour combattre l’adage

Une récente affaire relative à Matisse, soulève d’intéressantes questions sur les risques de ne pas formaliser un contrat de dépôt ; la simple possession pouvant devenir une preuve de propriété.

L’affaire est exceptionnelle en ce qu’elle concerne quarante-quatre œuvres d’Henri Matisse (1869-1954), qui avait confié à une entreprise leur encadrement, contre-collage, emballage et transport, sans aucun écrit. Ce manque de formalisme n’est pas inhabituel dans le monde de l’art. Après le décès de l’artiste et la fermeture de l’entreprise, ces œuvres, oubliées, n’ont pas été restituées à la succession. La fille de l’ancien dirigeant de l’entreprise les auraient ensuite remises à ses voisins. Ils se prétendent propriétaires et les vendent au compte-gouttes.

Alertés, les ayants droit de l’artiste les ont alors assignés en revendication afin d’obtenir la restitution des œuvres. Les détenteurs des œuvres opposent la présomption « en fait de meubles, la possession vaut titre », de l’article 2276 du Code Civil. En effet, sous certaines conditions, la simple possession d’un bien permet d’en acquérir la propriété.

C’est dans ce contexte que la Cour de cassation analyse les moyens de combattre cette présomption (Cass. civ. 1ère, 15 mai 2024, n°22-23.822). Elle distingue deux hypothèses. Selon les circonstances, le revendiquant devra soit prouver (1) que la détention est précaire, c’est-à-dire que le détenteur conserve le bien pour autrui, soit (2) que la possession est viciée, c’est-à-dire qu’elle ne rassemble pas les qualités pour permettre l’acquisition instantanée de la propriété.

La preuve d’une détention précaire

La détention est dite précaire lorsque le propriétaire d’un bien le remet à un tiers pour une raison temporaire, sans que ce détenteur n’ait vocation à en devenir propriétaire. On pense à la consigne de la gare, au vestiaire du théâtre ou au garagiste qui répare la voiture. Le monde de l’art connaît de telles situations : la galerie qui reçoit un dépôt d’œuvres de l’artiste, le commissaire-priseur à qui sont confiés des meubles pour vendre, l’encadreur, etc.

Lorsqu’une personne détient une œuvre à titre précaire, il n’y a pas de transfert de propriété. Le détenteur précaire conserve et dispose de l’œuvre « pour autrui ». Il ne peut pas posséder comme un propriétaire et a une obligation de restitution. La règle est si stricte que ceux qui possèdent pour autrui ne peuvent jamais prescrire, et leurs héritiers non plus.

En pratique, le revendiquant doit fournir des preuves de la remise de l’œuvre à titre précaire (contrat de prêt, de dépôt, de location, etc.). Il est donc essentiel de formaliser par écrit les mouvements d’œuvres d’art entre artistes, proches, collectionneurs, et galeristes, afin de se préconstituer un justificatif de la remise de l’œuvre à titre précaire. Cette preuve permet au dépositaire de faire échec à la présomption « possession vaut titre », puisque le dépositaire ne peut agir à titre de propriétaire.

Mais la Cour de cassation précise que la preuve du dépôt des œuvres n’est nécessaire que dans le cadre d’une action formée contre le dépositaire.

Or, en l’espèce, l’action est formée contre des possesseurs qui auraient reçu les œuvres du dirigeant de l’entreprise prétendument dépositaire. Dans cette seconde hypothèse, la Cour de cassation a retenu un autre moyen de combattre la présomption de titre et d’accueillir l’action en revendication : prouver que la possession est « viciée ».

La preuve d’une possession viciée

La jurisprudence retient que le revendiquant souhaitant combattre les effets de la présomption de propriété doit prouver un « vice de la possession ». Elle considère que la possession, afin de permettre l’acquisition de la propriété, doit répondre à plusieurs critères.

  • La possession doit d’abord être de bonne foi

Il s’agit de la croyance pleine et entière, au moment de l’entrée en possession de l’œuvre, d’en devenir légitime propriétaire. À cet égard, le doute est exclusif de la bonne foi. C’est au revendiquant qui allègue la mauvaise foi de la prouver (article 2274 du Code civil).

  • La possession doit être continue

Cela suppose de se comporter comme propriétaire sans interruption.

  • Elle doit également être paisible

Le bien ne doit pas avoir été acquis ou gardé par la force ou la menace.

  • La possession doit être publique

Cela suppose une possession non clandestine, exercée aux yeux des tiers. En ce qui concerne les Matisse, la Cour d’appel a retenu que la possession était non publique, « clandestine » : les œuvres n’avaient jamais été exposées, ni assurées, elles étaient entreposées au fond d’une pièce, le nom des possesseurs n’apparaissait jamais lors des transactions et des sociétés intermédiaires étaient utilisées lors des ventes.

En conséquence, la Cour d’appel a conclu que « si l’absence d’exposition des œuvres concernées n’exclut pas nécessairement une véritable possession, celle-ci ne revêt alors pas le caractère public imposé par l’article 2261 du code civil pour pouvoir prescrire ».

  • La possession doit être non équivoque

Cela implique que les actes du possesseur indiquent, sans ambiguïté, son intention de se comporter en propriétaire de l’œuvre à l’égard des tiers. Par exemple, un collectionneur, marchand d’art était en possession de plusieurs œuvres ayant appartenues à Ambroise Vollard ; les juges avaient retenu le vice d’équivoque car le possesseur n’avait quasiment jamais montré les œuvres avant son départ de France, qu’il mentait sur leur origine, et que les personnes auxquelles il les montrait s’interrogeaient sur la manière dont il en était entré en possession.

Il appartient au revendiquant d’apporter la preuve de l’un de ces vices affectant la possession afin d’écarter la présomption « possession vaut titre », et de prouver son propre droit de propriété sur le bien, afin que son action soit couronnée de succès.

Dans l’affaire Matisse, la Cour d’appel avait relevé l’absence de preuve de dépôt pour rejeter l’action en revendication. A contrario, la Cour de cassation juge que la preuve de la possession viciée (non publique en l’espèce) suffit à combattre la présomption « possession vaut titre » dans une action entre un revendiquant et un tiers.

Le principal intérêt de cette décision est de bien distinguer entre le statut de détenteur précaire (dépositaire) et de possesseur des œuvres revendiquées, afin d’appliquer des règles de preuve différentes pour écarter leur droit de propriété respectifs. Cette distinction juridique de principe posée, la Cour suprême a renvoyé l’affaire devant une Cour d’appel pour l’appliquer, en pratique, aux faits.

Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°614 en septembre 2024

Et
Charlotte Scetbon
Avocate