Diversification de la mode et droit des marques : un casse-tête et une insécurité juridique !
Les vêtements sont-ils des produits similaires à des parfums, bijoux, montres ou lunettes ? C’est un point crucial dans la gestion du portefeuille de marques de nombreuses entreprises. Le secteur de la mode se diversifie, au-delà des seuls vêtements, c’est une réalité. Qu’en est-il de l’appréciation de cette diversification en droit des marques ? L’INPI et la cour d’appel de Paris hésitent et adoptent des positions différentes…Une clarification prochaine de la Cour de cassation serait bienvenue.
INPI et cour d’appel de Paris en désaccord sur la mode française !
L’INPI (institut national de la propriété industrielle) a rendu une décision le 8 juillet 2024. L’Office admet la similarité faible entre des produits de parfumerie, de joaillerie et d’horlogerie d’une part et des vêtements d’autre part.
Depuis plusieurs années, au fil des décisions, l’INPI reconnaît une similitude entre les vêtements et certains produits de la classe 3 (notamment les cosmétiques, parfums, huiles essentielles, savons) et de la classe 14 (notamment joaillerie, bijouterie, montres, porte-clés).
L’INPI admet ainsi la diversification des entreprises de mode dans les secteurs connexes. Ainsi, une marque se décline fréquemment en vêtements, parfums, maquillage, montres, lunettes, maroquinerie.
Et cela atteint de nombreuses entreprises, au-delà des seules maisons de luxe. C’est sur l’importance de cette diversification que les tribunaux français et européens affichent des désaccords.
La cour d’appel de Paris a plutôt tendance à suivre la jurisprudence européenne et à refuser la similarité. Ainsi, dans une récente décision du 14 juin 2024, elle ne considèrent pas les produits de classe 25 similaires à ceux des classes 3 ou 14 :
- Les produits n’ont pas la même destination (couvrir le corps ou l’embellir).
- Ces produits sont fabriqués par des entreprises très différentes (industrie de la confection contre professionnels de la joaillerie ou de la parfumerie) selon des procédés hétérogènes.
- Les circuits de distribution diffèrent également (boutiques pour les vêtements, bijouterie, parfumerie ou grande surfaces pour les autres produits).
Pour la cour d’appel de Paris, la diversification du secteur de la mode est spécifique aux marques de luxe renommées. Cette pratique, peu répandue dans l’ensemble du secteur, permettrait simplement de profiter de la notoriété d’une marque.
Plusieurs tribunaux français font de la résistance auprès de l’INPI, comme le tribunal de Nanterre en 2018 au sujet de la marque SUPREME. Il reconnaît que les bijoux, les montres et les vêtements peuvent être vendus dans les mêmes boutiques par les mêmes fabricants. Ils apparaissent donc similaires.
La cour d’appel de Paris avait même accepté parfois cette appréciation. Plusieurs fois en 2021 et 2022, elle relevait que la diversification concerne les marques de prêt à porter autant que les marques de luxe.
Toutefois, cette appréciation de la similarité et de la diversification des entreprises varie selon :
- les décisions des instances,
- le contexte de l’action (action en contrefaçon, opposition de marque),
- la proximité entre les signes étudiés.
Un besoin de clarification
Cette insécurité juridique pose problème à de nombreuses entreprises du secteur de la mode, au-delà des seuls grands noms du luxe. Comment adopter une stratégie de marque efficace dans un tel contexte ? Faut-il prévoir des dépôts défensifs au lancement d’une marque de prêt à porter ? Quid après cinq ans si le développement du nom prend plus de temps ?
Une classification de Nice inopérante
Il est vrai que la classification de Nice ne nous aide guère. Par exemple, la classe 3 regroupe les détergents et les parfums ! Cette classification purement administrative et financière n’a aucun poids en matière d’appréciation de la similarité des produits.
En outre, cette question concerne les classes de produits les plus chargées du registre des marques, soit les classes 3 (parfums, cosmétiques), 9 (lunettes), 14 (bijoux et montres), 18 (maroquinerie) et 25 (vêtements). Admettre une similarité de principe compliquerait les possibilités de déposer un nom.
Le recours à la renommée de la marque
Suivre la jurisprudence européenne, assez stricte sur la notion de similarité, conduit à rejeter un risque de confusion pour le consommateur entre des marques de vêtement, de parfum, de lunettes ou de montres. Depuis l’affaire OAKLEY de 2008, la position du tribunal européen a peu évolué sur cette question.
En réalité, les décisions européennes font appel à la connaissance du nom sur le marché européen et, par conséquent, à une certaine renommée de la marque.
Convoquer la renommée pour apprécier la similarité ne conduit pas à améliorer la sécurité juridique. Une clarification de la Cour de cassation serait la bienvenue !
La diversification massive des entreprises de mode
Dans un contexte économique complexe, la diversification des entreprises peut être une clé de leur survie. Sans attendre de bénéficier d’une renommée importante, les marques de mode se verraient donc priver d’une diversification vers les produits complémentaires de l’habillement. Pourquoi refuser à certaines marques ce que l’on accorde aux grands noms ?
Cela remet en question toute l’économie du licensing de marques, qui n’est pas réservé au secteur du luxe. Il suffit d’étudier les produits vendus sous licence des équipes sportives ou de personnalités, jusqu’à l’Élysée.
L’appréciation globale
En étudiant de plus près les décisions, on revient finalement à une appréciation globale du risque de confusion. Les tribunaux apprécient la similarité des signes en parallèle de la similarité des produits.
Ainsi, le risque de confusion sera retenu pour des signes quasi identiques avec une faible similarité des produits, et inversement.
Cela n’empêcherait pas d’admettre une similarité des produits au nom de la diversification des activités des entreprises de mode. Même si cette similitude devait être faible ! Ensuite, l’appréciation des signes permettrait de retenir ou non un risque de confusion. Le droit des marques gagnerait en rigueur et en sécurité juridique. Il serait salutaire que la Cour de cassation intervienne pour clarifier ce point.
Stéphane Bellec, associé
Avocat Propriété Intellectuelle
sbellec@debaecque-avocats.com
Tél. + 33 (0) 1 53 29 90 00