Comment apprécier l’erreur d’un professionnel, lors de l’acquisition d’une œuvre d’art ?
Le spécialiste ou expert en art n’est pas à l’abri de commettre une erreur lors de ses acquisitions. Or, cette erreur peut déterminer l’achat d’une œuvre, à laquelle il attribuerait des qualités qui n’existent pas en réalité. L’erreur d’un acheteur sur les qualités essentielles d’une œuvre d’art, telle que son authenticité, constitue un vice du consentement susceptible d’emporter la nullité de la vente.
A cette fin, il est exigé que l’erreur ait été déterminante du consentement. Autrement dit, sans cette représentation erronée de la réalité, l’acheteur n’aurait pas acheté l’œuvre ou l’aurait fait à des conditions différentes.
Mais il faut également que l’erreur soit excusable, c’est-à-dire qu’elle ne procède pas d’une méprise grossière ou fautive, voire d’une négligence. Le caractère excusable ou non de l’erreur s’apprécie au cas par cas, en considération des qualités ou des insuffisances personnelles de celui qui s’est trompé. Cette appréciation est plus stricte lorsque l’acquéreur est un professionnel (expert, spécialiste de l’artiste, antiquaire, décorateur, etc.).
L’erreur paraît en effet excusable lorsqu’elle est commise par un simple amateur d’art ou un profane ; mais elle semble difficilement acceptable lorsqu’elle émane d’un professionnel en art, en particulier lorsque l’œuvre concernée relève de son domaine de spécialité. Une décision récente a débouté un marchand spécialisé en art africain de sa demande d’annulation d’une vente, au motif qu’il aurait commis une erreur inexcusable. C’est l’occasion de rappeler les jurisprudences applicables au professionnel.
L’erreur du spécialiste est rarement excusable
L’appréciation du caractère excusable de l’erreur dépend des circonstances de l’espèce. Il est donc délicat d’établir des règles absolues en la matière. L’étude de la jurisprudence permet toutefois de distinguer quelques orientations.
Classiquement, les magistrats s’opposent aux revendications formulées par des professionnels et refusent de reconnaître que leur consentement a été vicié. Une affaire ancienne illustre particulièrement bien l’appréciation par les juges du caractère excusable de l’erreur commise par un professionnel, laquelle résulte d’une analyse très factuelle.
Le propriétaire d’une galerie d’art londonienne achète une statuette chinoise en terre cuite, présentée comme d’époque Tang. La pièce est estimée de 80 à 120.000 francs (près de 12.500 à 18.500 euros), mais adjugée pour 350.000 francs (près de 53.500 euros). Un examen technique révèle que plusieurs éléments de la statuette sont en réalité récents. L’acquéreur sollicite l’annulation de la vente en se fondant sur l’erreur. La Cour de cassation rejette sa demande. Elle relève un ensemble d’indices concordants, qui établissent la négligence de l’acquéreur. Celui-ci est un négociant professionnel et averti, assisté d’un expert. Il est dès lors « en mesure d’apprécier la portée de la mention » restauration » figurant au catalogue et de l’annonce particulière » très restaurée » » faite par le commissaire-priseur lors de la vente. L’estimation de la pièce aurait également dû l’alerter sur son état. Dans ce contexte, l’erreur ne peut être admise (Cass. Civ. 1ère, 31 mars 1987 n°85-11.877).
Cette solution a été confirmée dans une affaire plus récente, cette fois à l’encontre d’un spécialiste du domaine de l’œuvre achetée. En l’occurrence, un expert de l’art russe du XXème siècle, disposant d’une renommée internationale pour ses connaissances en peintres russes de Paris, acquiert en vente aux enchères publiques une toile de Konstantin Korovin. L’authenticité de l’œuvre est toutefois remise en cause par les membres du Musée Russe d’État, qui la considèrent contrefaisante. L’acheteur sollicite donc la nullité de la vente pour erreur sur l’authenticité. Il fait principalement valoir qu’il s’en est remis à la notice du catalogue de vente ainsi qu’à une expertise de la peinture réalisée postérieurement à son acquisition.
Mais la Haute juridiction refuse d’annuler la vente. Elle s’appuie sur la qualité de professionnel averti de l’acquéreur ainsi que son statut de spécialiste notoire de l’art russe de l’époque. Les juges relèvent aussi que l’acheteur avait vu la peinture et que l’expertise concluant à son authenticité ne pouvait avoir déterminé sa volonté de s’en porter acquéreur, puisqu’elle avait été réalisée après l’adjudication. Ils en concluent que l’erreur de l’acheteur est inexcusable (Cass. Civ. 1ère, 9 avril 2015 n°13-24.772).
La décision est empreinte de justesse : il paraît inéquitable qu’un expert, spécialiste d’un artiste, se repose sur les constatations de tiers, moins compétents, pour apprécier l’authenticité d’une œuvre de sa spécialité. Il est attendu de celui-ci, plus que de quiconque, un jugement avisé.
Cette position stricte demeure appliquée par les juges. Un cas très récent en témoigne. Une galerie d’art acquiert en vente publique un masque Baoulé de Côte d’ivoire sans indication de date. Estimé entre 600 et 1.000 euros, le masque est adjugé 6.477 euros frais inclus. La galerie refuse cependant d’en régler le prix, au motif qu’il s’agirait d’un « faux manifeste ». Elle soutient que la présentation du lot serait trompeuse : la provenance de la pièce, issue d’une prestigieuse collection d’art africain, ainsi que son descriptif, donneraient l’illusion d’une œuvre de grande qualité alors qu’elle aurait en réalité une valeur moindre et serait inauthentique. La galerie fait par conséquent valoir que son consentement a été vicié et que la vente doit être déclarée nulle.
À nouveau, le tribunal se livre à une analyse détaillée des faits. Il relève que le descriptif du catalogue ne contient aucune tromperie ni manœuvre déloyale et qu’il ne peut être exigé de l’opérateur de ventes qu’il mette en exergue le caractère banal ou médiocre de l’objet. De même, le tribunal constate que la provenance est exacte et qu’elle ne préjuge en rien de la qualité de l’œuvre. Il apparaît également que des photographies du masque ont été communiquées à l’acheteur avant la vente et qu’un rendez-vous a été fixé pour qu’il le voit, mais qu’il n’y a pas assisté. Le tribunal souligne enfin que l’adjudicataire est un éminent spécialiste de l’art africain. L’acheteur dispose donc des moyens et connaissances lui permettant de constater que le masque est un faux. Il ressort de l’ensemble de ces éléments que son erreur est inexcusable. Les juges le déboutent donc de sa demande en nullité (Tribunal de commerce de Paris, 9 février 2022, affaire n°2020025730).
Mais qu’est-ce qu’un spécialiste ?
À première vue, la jurisprudence paraît homogène. Mais les juges admettent parfois que l’erreur commise par un professionnel puisse être excusable. C’est notamment le cas lorsque l’acquéreur n’est pas un spécialiste de l’objet en question ou que son erreur est partagée par d’autres experts, spécialistes ou opérateurs de vente.
La solution est admise depuis un important arrêt de 2004. Un restaurateur d’œuvres d’art et expert agréé, spécialisé dans le dépistage de faux et de contrefaçons artistiques, acquiert pour 600.000 francs (près de 76.500 euros) une peinture présentée comme étant de Camille Claudel et mentionnée au catalogue raisonné de l’artiste. Il la revend quelques jours plus tard pour 1.000.000 de francs (environ 150.000 euros). Lors de la publication d’un nouveau catalogue raisonné, la toile est attribuée à un autre peintre et s’en trouve fortement dévaluée.
Après avoir remboursé son client, le premier acquéreur sollicite l’annulation de la vente. Son vendeur lui oppose alors que l’erreur est inexcusable. Ce dernier argue qu’avant la vente, l’acheteur est intervenu sur l’œuvre afin de la restaurer. Il aurait donc dû découvrir, lors de son intervention, que la toile avait mal été attribuée. La Cour de cassation ne suit pas cette argumentation : d’une part, elle constate que l’expert n’était pas intervenu pour authentifier la toile, mais seulement pour la restaurer ; d’autre part, elle relève qu’à cette époque, la peinture était « formellement reconnue comme étant de Camille Claudel ». La Haute juridiction casse donc l’arrêt d’appel qui avait retenu que l’erreur était inexcusable (Cass. Civ. 1ère, 14 décembre 2004 n°01-03.523).
Encore une fois, le contexte de la vente prime : l’erreur sur l’attribution était en l’occurrence commune aux différents experts intervenus sur l’œuvre, celle-ci avait par ailleurs été exposée à plusieurs reprises comme étant de la main de Camille Claudel et avait été authentifiée par la famille de l’artiste. Devant tant de preuves d’authenticité, il ne pouvait être reproché à l’acheteur de ne pas avoir accompli de recherches complémentaires.
Depuis lors, cette solution trouve des applications en jurisprudence. L’erreur commise par un marchand d’orfèvrerie a ainsi été jugée excusable lorsque le doute sur l’authenticité de flambeaux du XVIIème siècle n’est apparu qu’après que des analyses scientifiques aient été diligentées, démontrant que le métal était postérieur à 1850 (Cour d’appel de Paris, 14 mai 2019 n°17/10.601).
Tel fut également le cas lorsque l’opérateur de ventes et son expert avaient fait preuve d’une certaine négligence : ils avaient affirmé l’authenticité d’une pièce sans émettre de réserve spécifique, ni procéder à des vérifications suffisantes sur son origine. Ainsi, c’est la désinvolture des organisateurs de la vente qui protège l’acheteur professionnel (Cour d’appel de Paris, 21 mai 2019 n°17/13.909).
Conclusion sur l’erreur d’un professionnel
L’erreur du spécialiste et de l’expert sur l’authenticité est rarement excusable. Les juges sont particulièrement attentifs au comportement adopté par le professionnel en amont de l’acquisition, et notamment aux vérifications qu’il a opérées. Toutefois, lorsque l’erreur est induite par une négligence du vendeur professionnel (commissaire-priseur et son expert) et /ou également commune à d’autres spécialistes (spécialistes de l’artiste, auteur du catalogue raisonné), elle pourra tout de même aboutir à l’annulation de la vente. Il est donc difficile d’établir une règle absolue. La spécificité des faits doit être prise en compte. Tout est affaire d’espèces, donc, et l’on ne peut qu’inviter à la prudence.
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