La lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme dans le marché de l’art s’intensifie
La Commission nationale des sanctions vient de frapper fort en sanctionnant, pour la première fois, deux galeries d’art, pour non-respect de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LCB-FT). Ordonner leur publication judicaire ressemble à une mise en garde du marché. Interdictions temporaires d’exercer l’activité de commerce d’œuvres d’art, avec sursis, amendes de 3.000 à 30.000 euros, publications judiciaires des décisions… Ces deux affaires démontrent la lassitude des autorités face au laxisme du marché de l’art en matière de lutte anti-blanchiment, et permettent à la commission de dresser un vade-mecum des bonnes pratiques.
Culture de la discrétion, dimension internationale des transactions, recours fréquents à des intermédiaires… les professionnels du marché de l’art sont particulièrement exposés aux risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme. À maintes reprises, les organes de contrôle, tels que Tracfin, les Douanes, la Commission européenne, et le Groupe d’action financière, ont exprimé leur préoccupation face au manque de vigilance des acteurs du marché de l’art – à l’origine d’une infime partie des déclarations de soupçon à Tracfin. Il était donc prévisible que des sanctions interviendraient en matière de lutte contre le blanchiment.
En l’espèce, les manquements des galeries étaient multiples et flagrants :
- ventes à des personnes localisées dans des paradis fiscaux (Panama) sans vérification de l’origine des fonds,
- transactions de plus de 150.000 € sans aucune vérification,
- recours à des courtiers dissimulant l’identité de l’acheteur final,
- absence de vérification de l’identité des acheteurs,
- défaut de formation du personnel,
- dossiers de vérification inexistants…
Les sanctions étaient inévitables. Ces décisions, sévères et détaillées, doivent servir de références pour les acteurs du marché de l’art.
La procédure de contrôle du respect des obligations
Sous la supervision des douanes, les marchands d’art, négociants de métaux précieux, et les opérateurs de ventes volontaires aux enchères publiques sont soumis à un contrôle rigoureux de leurs obligations en matière de LCB-FT.
La douane peut exiger de ces professionnels les justificatifs attestant du respect des obligations. Ce qui suppose une formalisation et une traçabilité des mesures mises en place. Au terme de ces contrôles, les douanes rédigent un rapport et le transmettent à la Commission nationale des sanctions. A l’issue d’une procédure contradictoire, cette commission est habilitée à prononcer diverses sanctions administratives (avertissement, blâme, interdiction temporaire d’activité) et pécuniaires. C’est ainsi que les deux galeries ont été sanctionnées.
Cartographie des risques et mise en place de mesures adaptées
Les professionnels de l’art sont tenus de formaliser, par écrit, un système d’évaluation et de gestion des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme.
Dans un premier temps, il s’agit d’identifier les éléments devant attirer la vigilance du professionnel et le conduire à s’interroger sur la licéité d’une opération. Par exemple :
- tentative de paiement en espèce d’un montant significatif,
- présence d’un intermédiaire,
- recours à des sociétés écrans,
- fonds provenant d’une zone géographique sensible ou à fiscalité privilégiée,
- présence d’une personne politique exposée,
- provenance non documentée d’un objet.
Le professionnel doit ensuite classer ces situations en fonction du niveau de risque (faible, modéré, élevé, très élevé), et mettre en place des mesures de vigilance adaptées. Concrètement, plus la situation est risquée, plus le niveau de contrôle doit être élevé. Un client occasionnel souhaite acheter une sculpture à 500.000 euros, financée par le biais d’un compte d’une société située dans un paradis fiscal et l’envoyer vers un port franc : le niveau de vigilance est très élevé.
La galerie doit procéder à des investigations renforcées afin de s’assurer de l’origine légale des fonds (demander des informations au client, vérifier l’activité exercée par le client, consulter les informations disponibles sur les bases de données, etc.). Faute de ressource interne, il est possible de déléguer les vérifications anti-blanchiment à un avocat.
En l’espèce, les galeries n’avaient formalisé aucun document permettant d’identifier ces risques et, a fortiori, n’avaient pas mis en place de mesures de vigilance et de contrôle adaptées.
Obligation de connaître sa clientèle
Le Code monétaire et financier distingue clients réguliers (relation d’affaires) et clients occasionnels (opérations ponctuelles qui n’ont pas vocation à se répéter dans le temps). Le contrôle d’identité du client occasionnel est subordonné à une opération d’un montant supérieur à 10.000 euros, un paiement en espèces, ou des soupçons de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme.
En revanche, pour les relations d’affaires, le professionnel doit systématiquement :
- vérifier l’identité du client,
- identifier le bénéficiaire effectif de l’opération,
- et actualiser les informations relatives à l’objet et à la nature de la relation d’affaires, pendant toute la durée de celle-ci.
La Commission des sanctions rappelle que le professionnel n’est pas exonéré de ses obligations si le client est connu, ou recommandé par un confrère. Le professionnel doit donc toujours rester vigilant, si la relation est suivie, et s’informer sur la provenance et la destination des fonds, l’activité professionnelle du client, etc.
La galerie doit conserver les justificatifs des diligences effectuées et des informations recueillies, pendant cinq ans à compter de la clôture des comptes ou de la cessation de la relation d’affaires. Cela suppose un formalisme et une traçabilité des vérifications effectuées, par le biais de fiches client par exemple.
En l’espèce, les deux galeries avaient commis des manquements à leurs obligations de connaissance de la clientèle, et l’une avait en outre manqué à l’obligation de conservation des documents.
L’obligation de former le personnel de la galerie en matière de LCB-FT
Les décisions de la Commission nationale des sanctions insistent sur l’obligation pour les galeries de sensibiliser et former leur personnel aux obligations découlant du dispositif LCB-FT. Le personnel est alors à même de repérer les situations à risque, mettre en œuvre les mesures de vérifications nécessaires et signaler, le cas échéant, le doute quant à la licéité de l’opération.
Cet apprentissage peut être effectué en interne par les professionnels, ou par des formations dispensées par les douanes, des cabinets d’avocats, etc. Il est important de conserver les documents justificatifs de formation, afin de les présenter le cas échéant aux douanes.
En définitive, ces décisions viennent sanctionner le constat des autorités compétentes : le manque de proactivité du monde de l’art dans ses obligations de LCB-FT. Un nouveau règlement européen sur la question, actuellement à l’étude, prévoit des mesures plus contraignantes encore pour les professionnels du marché de l’art. Ils doivent d’ores et déjà se préparer à des exigences renforcées, et des contrôles fréquents. Ils ont intérêt à procéder à des vérifications et à des déclarations de soupçon. Effectuées de bonne foi, elles dégagent les professionnels de toute responsabilité disciplinaire, civile et pénale.
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°611 en mai 2024
Olivier de Baecque, associé
Avocat Propriété Intellectuelle
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