La privatisation d’une œuvre tombée dans le domaine public : la renaissance du « Vitruve »
Une décision italienne fait renaître un monopole d’exploitation sur le « Vitruve » au profit de la Gallerie dell’Accademia. Elle présente des similitudes avec la situation française et témoigne de l’émergence d’un mouvement de « reprivatisation » des œuvres tombées dans le domaine public.
Entre 2009 et 2021, la société Ravensburger commercialise un puzzle reproduisant le célèbre dessin « Homme de Vitruve » de Léonard de Vinci. Le dessin est conservé par le célèbre musée vénitien, la Gallerie dell’Accademia.
En 2022, L’Accademia et le ministère de la culture italien, saisissent la justice. Ils soutiennent que la reproduction de l’« Homme de Vitruve » et l’usage de son nom à des fins lucratives, n’ont pas été autorisés. Cette exploitation leur causerait un préjudice. Outre sa réparation, ils demandent d’interdire à Ravensburger d’exploiter le dessin, en Italie et à l’étranger, et d’ordonner la destruction de tous les produits et publicités le reproduisant.
Leurs demandes reposent principalement sur le Codice dei Beni Culturali (Code des biens culturels) italien. Il permet aux institutions publiques du pays de demander le paiement de redevances pour la reproduction commerciale de biens culturels, ou d’interdire purement et simplement leur usage, qu’ils soient ou non tombés dans le domaine public au sens du droit d’auteur. Sur ce fondement, les demandeurs sollicitent le paiement d’une redevance annuelle.
Ravensburger répond que le dessin litigieux est depuis longtemps tombé dans le domaine public. En d’autres termes, elle retient qu’il n’est plus protégé par le droit d’auteur et peut être librement reproduit et exploité, ce y compris à titre commercial.
Dans un arrêt du 24 octobre 2022, le Tribunal de Venise considère que la reproduction de l’« Homme de Vitruve » et de son nom constitue un acte illicite qui doit donner lieu à indemnisation. Il retient que le préjudice consiste en une dévalorisation de l’œuvre et en la perte économique de l’institution muséale.
Un nouveau monopole d’exploitation est ainsi créé sur ce dessin iconique, alors que le droit d’auteur est de longue date éteint et que l’œuvre est iconique : reproduite sur les pièces d’un euro italienne, imitée dans des publicités, des dessins animés, des BD et même comme symbole de la mission Skylab 3 de la NASA.
Ce monopole toutefois est limité au territoire italien. Parallèlement au contentieux transalpin, Ravensburger a en effet engagé une procédure en Allemagne. En 2024, le Tribunal de Stuttgart a confirmé que l’interdiction de reproduire l’« Homme de Vitruve » à des fins commerciales ne s’applique pas en dehors de l’Italie. Son exploitation demeure donc libre hors du territoire italien.
La décision italienne semble dénoter avec le droit d’auteur, qui permet d’exploiter librement les œuvres d’art tombées dans le domaine public (I). Mais si elle semble spécifique aux institutions transalpines, elle témoigne en réalité de l’émergence d’une privatisation du domaine public, qui n’épargne pas les musées français (II).
I. La libre exploitation d’une œuvre d’art tombée dans le domaine public
Les droits d’auteur portant sur une œuvre originale se divisent entre droits patrimoniaux et droit moral. Cette distinction rejaillit sur la durée de protection de ces droits.
Les droits patrimoniaux permettent l’exploitation économique d’une œuvre d’art. Ils recouvrent ainsi le droit exclusif de l’auteur et de ses ayants droit à son décès, d’exploiter une œuvre sous quelque forme que ce soit. Ces droits subsistent au profit de l’auteur durant toute sa vie, puis au profit de ses ayants droit pendant 70 ans à compter du 1er janvier suivant le décès de l’auteur (article L.123-1 du Code de la propriété intellectuelle – CPI). À l’expiration de la période de protection, l’œuvre tombe dans le domaine public. Elle peut alors être exploitée et reproduite librement par tous, sous réserve de l’exercice du droit moral.
Le droit moral confère à l’auteur et ses ayants droit, le « droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre » (article L.121-1 alinéa 1 du CPI). Il est « perpétuel, inaliénable et imprescriptible » (article L.121-1 alinéa 3 du CPI) et continue d’exister lorsque l’œuvre est tombée dans le domaine public.
Cette distinction se retrouve à l’identique dans la loi italienne du 22 avril 1941. Elle dispose que « la durée de protection des droits d’exploitation économique des œuvres intellectuelles (…) est portée à 70 ans » ; tandis que le droit moral de l’auteur peut être exercé après sa mort « sans limitation dans le temps ».
S’agissant d’œuvres datant de plusieurs siècles, les droits patrimoniaux d’auteur sont bien évidemment éteints. Le « Vitruve », aussi célèbre soit-il, n’échappe pas à la règle. Ravensburger semblait donc bien libre de le reproduire et d’en utiliser le nom sur ses puzzles.
Un risque théorique existait néanmoins sur le fondement du droit moral. Une atteinte à l’intégrité et à l’esprit du dessin aurait pu être soulevée, en raison de son utilisation dans un contexte commercial. Mais cela aurait supposé que les titulaires du droit moral de Léonard de Vinci soient identifiés et qu’ils agissent. Possible donc, mais hautement improbable.
À s’en tenir au droit d’auteur, la décision serait ainsi semblable en droit français et en droit italien : impossible de faire renaître le « Vitruve ».
II. La « privatisation » des œuvres d’art appartenant à des collections publiques
Le droit italien prévoit expressément la possibilité pour les institutions publiques de solliciter des redevances pour l’exploitation d’une œuvre d’art, quand bien même elle serait tombée dans le domaine public et serait libre de droit. Un monopole d’exploitation est ainsi réintroduit au profit des musées.
Toutefois, le Tribunal de Stuttgart a relevé que les dispositions du Code des biens culturel italien pourraient être contraires au droit de l’Union européenne « dans la mesure où elles prévoient plus de 70 ans de protection du droit d’auteur après le décès de l’auteur ». Un recours communautaire serait donc envisageable sur ce fondement.
Cette « reprivatisation » du domaine public semble de prime abord dénoter avec la situation française… Pourtant, ces dispositions ne sont pas sans équivalent en France. Les collections d’œuvres appartenant à des personnes publiques font partie intégrante du domaine public mobilier. L’accès à ces œuvres, pour reproduire leur image ou capter leurs formes à des fins commerciales, constitue une occupation privative d’une propriété publique. L’autorisation des musées concernés est alors requise.
Afin d’encadrer la reproduction de ces œuvres et – surtout – de la monnayer, les musées français ont créé un « droit d’accès » à leurs collections. Le Conseil d’État retient que l’autorisation du musée concerné ainsi que le paiement de redevances peuvent être exigés lorsque la reproduction d’œuvres implique d’y accéder et d’en disposer privativement, c’est-à-dire de manière exclusive. C’est le cas lorsque l’exécution normale du service public est impossible car il faut aménager un accès aux œuvres : la réalisation des reproductions impose d’arrêter une exposition, de l’interrompre temporairement ou d’exclure le public des salles.
Cela aboutit à privatiser – au moins partiellement – des œuvres tombées dans le domaine public, puisqu’il faudra bourse délier pour les exploiter commercialement. Là encore, le monopole d’exploitation renaît.
Il n’en demeure pas moins que les effets du « droit d’accès » français sont beaucoup plus restreints que ceux de la loi italienne. Dans ces circonstances, il est peu probable que l’exploitation du Vitruve ait aussi donné lieu à redevances s’il avait appartenu aux collections publiques françaises, puisque l’accès au dessin n’était pas nécessaire à son exploitation à titre commercial. De nombreuses captations de l’œuvre existent déjà.
En conclusion, l’arrêt s’inscrit dans un mouvement global de « privatisation » des patrimoines publics, qui vise notamment à permettre aux musées de valoriser leurs collections. En contradiction, certainement, avec l’esprit du droit d’auteur, qui favorise la libre exploitation d’œuvres tombées dans le domaine public…
Est-il légitime de monopoliser des icônes, connues de tous ? Aujourd’hui, l’interdiction est formulée contre un fabricant de jouets. Elle pourrait, demain, l’être contre un éditeur d’art.
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°613 en juilet-août 2024
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