Les NFT dans l’art : regard juridique et technique sur ce phénomène
Ils sont partout. Et l’on ne fait que parler d’eux. Depuis près de deux ans, les NFT envahissent le marché de l’art et les records se succèdent : Everydays the First 5 000 Days de Beeple a atteint 69,3 millions d’euros en 2021, les fameux « CryptoPunks » auraient déjà rapporté plus d’1,5 milliards de dollars à Larva Labs, leur société créatrice et l’artiste Pak a vendu les NFT composant son œuvre The Merge pour 91,8 millions de dollars… Des chiffres qui amènent à toutes les spéculations.
Mais le marché des NFT a récemment connu une chute drastique, qui pourrait augurer de sa stabilisation, voire d’un désintérêt progressif de ses acteurs. Le Wall Street Journal a ainsi relevé une baisse de 92% du nombre de ventes depuis septembre 2021. À titre d’exemple, le NFT de la première publication du fondateur de Twitter, Jack Dorsey, acheté près de 3 millions de dollars en mars 2021, a vu sa valeur s’effondrer en avril 2022, faute d’offres supérieures à 30.000 dollars.
En tout état de cause, le phénomène est nouveau, novateur et donc difficile à appréhender. Par conséquent, dresser un état des lieux technique et juridique s’impose. Après clarification de ces concepts, nous pourrons analyser l’implication des NFT sur le marché de l’art.
Techniquement, qu’est-ce qu’un NFT ?
Les « non-fongible tokens » (NFT) ou jetons non fongibles, sont des biens incorporels qui permettent d’associer à un titre numérique dit « jeton », un « objet numérique » de toute sorte : image, musique, vidéo, et dans le cas qui nous occupe, une « œuvre » hybride (elle est visible ou perceptible par les sens, mais reste immatérielle, à l’inverse d’un tableau ou d’une sculpture). Contrairement aux autres jetons, les NFT dans l’art sont intrinsèquement uniques, indivisibles, infalsifiables et traçables.
-
Uniques : il est impossible de reproduire un NFT à l’identique, ce qui constitue un facteur de rareté, assure l’authenticité et garantit la propriété de l’objet numérique, contribue enfin à sa valorisation ;
-
Indivisibles : les NFT ne peuvent être fractionnés en plusieurs biens indépendants (en revanche, plusieurs personnes peuvent en être co-propriétaires indivis) ;
-
Infalsifiables : il est théoriquement impossible de modifier le contenu d’un NFT. Cela contribue encore à certifier l’authenticité de l’objet sous-jacent ;
-
Traçables : l’historique des transactions portant sur un NFT est enregistré et consultable, de sorte qu’il est aisé de connaître leur origine ainsi que leurs précédents propriétaires.
Ces caractéristiques permettent aux possesseurs de NFT de revendiquer la propriété de l’actif sous-jacent, l’ « œuvre numérique » désignée. Attention, celle-ci reste consultable et même reproductible par les tiers. Mais sa version certifiée, valant titre de propriété, le NFT donc, est unique. Concrètement, il suffit de quelques lignes de codes et d’un lien crypté vers une reproduction de l’œuvre pour créer un NFT.
La création des NFT dans l’art
La création des NFT, dite « tokenisation », et leur émission, reposent sur la technologie « Blockchain ». Cette technologie permet de stocker et de transmettre des actifs de manière sécurisée et transparente, et ce, sans nécessiter l’intervention d’un organe de contrôle central, c’est-à-dire d’un tiers de confiance tel qu’une banque. La Blockchain prend la forme d’une base de données, un registre sur lequel chaque utilisateur peut inscrire des transactions. Ces dernières font l’objet d’une vérification collective par les autres utilisateurs et une fois validées, s’enregistrent dans un bloc d’informations. Chaque bloc s’imbrique alors au précédent, sans s’y substituer, formant une chaîne inaltérable. À intervalles réguliers, le système enregistre l’ensemble des informations et met à jour le registre. L’historique des transactions passées est dès lors conservé.
Le procédé de « minting » (littéralement, « frapper », par analogie avec la monnaie) permettant de générer un NFT, s’accomplit sur un réseau blockchain, Ethereum et Bitcoin pour les plus connus. Il consiste à inscrire le NFT sur le réseau choisi grâce à un « Smart Contract ». Ce Smart Contract (littéralement, « contrat intelligent ») est un programme reposant sur des instructions informatiques dont l’exécution est automatisée. En d’autres termes, ses clauses se déclenchent dès que leurs conditions sont satisfaites et l’événement qui en résulte est inscrit sur la blockchain concernée. Il est donc immuable et définit les propriétés du NFT. Le Smart Contract permet ainsi, par exemple, de prévoir le transfert automatique de la propriété d’un NFT, dès paiement de son prix.
Gestion des NFT dans l’art
Une fois le NFT créé, moyennant des frais dits « Gas », il peut être librement échangé. L’acquisition et la vente se font principalement sur des plateformes dites « marketplaces ». On citera parmi les plus importantes : OpenSea, Rarible et SuperRare. Depuis peu, leur cession peut intervenir auprès d’opérateurs de ventes volontaires, comme traité dans notre dernier article. Encore faut-il pouvoir les conserver.
Les NFT peuvent être stockés par leurs propriétaires au sein d’un portefeuille électronique dédié (aussi dit « Wallet »). Il s’agit d’une application sécurisée permettant « d’entreposer » et de gérer des jetons, qu’il s’agisse de cryptomonnaies propres aux différentes blockchain (Ethereum – ETH ; Bitcoin – BTC ; Solana – SOL), ou d’actifs non fongibles. L’ouverture d’un portefeuille est indispensable pour réaliser des transactions de NFT, car il permet d’interagir avec les différents réseaux de blockchain et que les paiements s’y opèrent majoritairement en cryptomonnaies.
Voilà pour l’aspect technique. Simple, n’est-ce pas ?
L’appréhension juridique du phénomène est toutefois pleine d’incertitudes.
La nature juridique du NFT, à la recherche d’une qualification
À ce jour, les NFT ne bénéficient d’aucun encadrement légal propre. Il convient, par conséquent, de déterminer si leurs caractéristiques peuvent permettre de les rattacher à une qualification préexistante et d’en tirer les conséquences juridiques. Plusieurs qualifications alternatives sont possibles.
Premièrement, les NFT peuvent être qualifiés de biens incorporels non-fongibles puisque d’une part, ils sont par définition immatériels et dénués de support tangible ; d’autre part, ils sont individualisés et ne sont pas susceptibles d’être substitués par d’autres.
Deuxièmement, les NFT pourraient être qualifiés d’actifs numériques. Mais cette notion est complexe car elle recouvre à la fois les jetons et les monnaies virtuelles. Les NFT sont uniques. Ils ne peuvent donc être échangés et ne constituent pas des monnaies virtuelles. Peuvent-ils être qualifiés de jetons ? Il faut se référer à l’article L.552-2 du Code monétaire et financier, qui définit ainsi la notion : « constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
A priori, les NFT satisfont à ces conditions. Comme précédemment évoqué, ils constituent des biens incorporels et fonctionnent via une infrastructure partagée : la Blockchain. Il faut également considérer que cette disposition a vocation à s’appliquer à tous les types de jetons, qu’ils soient fongibles ou non, faute de distinction expresse sur ce point. Toutefois, les jetons représentent des droits. Or, les NFT n’incorporent pas systématiquement de droits autres que ceux résultant de leur propriété. Cette qualification n’est donc pas pleinement satisfaisante.
Troisièmement, il est peu probable que les NFT constituent des œuvres d’art puisque, fiscalement, une œuvre d’art suppose un objet matériel « exécuté de la main de l’artiste » (Article 98 A de l’Annexe III du CGI). Autrement dit, il faut une intervention physique et humaine.
La qualification juridique d’un NFT dont le sous-jacent est artistique est donc incertaine.
Or, à une qualification est associé un régime juridique, des règles applicables, un statut. L’incertitude est alors cause d’insécurité, particulièrement d’un point de vue fiscal. Quelle imposition appliquer à une cession de NFT ? Faut-il la traiter comme une cession d’actifs numériques ou d’œuvres d’art ? Les conséquences sont évidemment considérables, notamment pour le marché de l’art, et il est regrettable de ne pas pouvoir apporter de réponse certaine à ce stade. D’autant plus que les sommes en jeu sont considérables et que la sérénité des ventes serait appréciée, maintenant que les OVV (opérateur de vente volontaire) peuvent enfin s’emparer du marché…
En tout cas, quelle que soit leur qualification, les NFT constituent un moyen de preuve utile à plusieurs égards. D’une part, le NFT constitue un certificat d’authenticité car il atteste de la paternité de l’œuvre. Son caractère immuable garantit aussi son intégrité. D’autre part, le NFT est horodaté et peut ainsi contribuer à rapporter la preuve de l’antériorité d’une œuvre. Ainsi, les applications envisageables pour le marché de l’art sont réelles. Mais il faudra voir la portée accordée par le juge à ce moyen de preuve.
Une chose est sûre, le sous-jacent d’un NFT est visible sur l’écran d’ordinateur, comme le serait un film ou une image. Le droit d’auteur pourrait donc être apte à appréhender les NFT.
Les NFT sous le prisme du droit d’auteur
La protection par le droit d’auteur est accordée aux créations de l’esprit, originales, fixées sous une forme tangible. L’originalité s’entend de l’empreinte de la personnalité de l’auteur, de sorte que ses choix personnels et discrétionnaires doivent se refléter dans la forme de son œuvre.
Dès lors, il est indispensable de distinguer rigoureusement le NFT de son sous-jacent, afin d’identifier l’objet de la protection par le droit d’auteur. Nous l’avons dit, le NFT est un « token » composé de lignes de code dont l’écriture répond à des normes standardisées. Il revêt par ailleurs un aspect fonctionnel et sa conception est limitée par des contraintes techniques. Un NFT ne présente donc, en lui-même, aucune originalité. Il est ainsi insusceptible de protection au titre du droit d’auteur. Seul l’objet numérique (l’image, le son, la musique, etc.) associé au jeton, à supposer qu’il s’agisse d’une œuvre originale, peut en bénéficier.
De même, le NFT n’est pas assimilable au support de l’œuvre. En effet, le NFT ne comporte qu’un lien vers un objet numérique. Par conséquent, lorsqu’il désigne une œuvre de l’esprit, il permet seulement d’accéder à son support, c’est-à-dire au fichier numérique concerné.
Pour ces raisons, l’acquisition d’un NFT n’emporte aucunement celle des droits d’auteur sur l’objet numérique désigné. Il faut rappeler à cet égard le principe d’indépendance entre la propriété incorporelle portant sur l’œuvre de l’esprit, soit le droit d’auteur, et la propriété du support matériel de l’œuvre. Ainsi, quand bien même le NFT permettrait d’accéder au support numérique d’une œuvre, son acquisition est sans incidence sur la titularité des droits d’auteur portant sur celle-ci. Il faudrait donc prévoir expressément la cession au sein du Smart Contract en veillant à respecter le formalisme imposé en la matière. Attention donc à ne pas se méprendre quant à la portée de l’acquisition d’un NFT, qui est définie et limitée par le Smart Contract.
De même, l’application du droit de suite à la cession de NFT questionne. Cette prérogative patrimoniale permet à l’auteur d’œuvres graphiques ou plastiques d’être intéressé sur les reventes successives de leur support matériel, par la perception d’un pourcentage du prix de revente (article L.122-8 du CPI). Les NFT étant immatériels, ils ne sont pas concernés. Cependant, certains acteurs du marché des NFT prévoient au sein du Smart Contract, une rémunération complémentaire reversée à l’auteur à chaque cession de son NFT. Ainsi, la pratique du marché de l’art se retrouve dans les NFT, et ce, avec un avantage considérable car la Blockchain permet de connaître les transactions au jour le jour et de prévoir un paiement automatisé de l’intéressement à la revente.
* * *
Les NFT constituent un objet de droit fascinant, dont l’attractivité reste indéniable. Mais de nombreuses incertitudes demeurent. Le caractère spéculatif et volatile du marché, indexé dans une large mesure sur le cours des cryptomonnaies, alerter et invite à la prudence. Il faut aussi évoquer l’impact écologique négatif du phénomène qui nécessite des infrastructures informatiques énergivores. Alors, succès éphémère, révolution numérique ou simple instrument restant à perfectionner ? L’observateur avisé se doit d’entretenir l’art du doute. Le marché, lui, parlera.