Restitution des biens spoliés : un régime juridique d’application discutable ?
Début 2023, le Gouvernement Borne a indiqué sa volonté de présenter en cours d’année une loi-cadre pour faciliter les restitutions de biens spoliés pendant l’occupation. Or, la France dispose déjà d’un texte encadrant les restitutions mais celui-ci pourrait s’avérer caduque.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État français adopte l’Ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 afin d’assurer le traitement rapide, efficace et juste des réclamations des victimes de spoliation.
Ce texte instaure une procédure de restitution au bénéfice des victimes de spoliations et crée un régime exorbitant du droit commun. Pour ce faire :
- il postule que les actes de spoliations intervenus durant la guerre ainsi que les actes subséquents sont nuls de plein droit (article 1) ;
- il présume la mauvaise foi des acquéreurs de biens spoliés (article 4) ;
- il met en place une procédure judiciaire accélérée et simplifiée (article 17).
En contrepartie de ces dérogations majeures au droit commun, l’ordonnance impose aux victimes de spoliation d’introduire leurs réclamations dans des délais limités après la fin des hostilités (articles 10 et 21). À l’expiration de cette période transitoire, les victimes sont forcloses (c’est-à-dire déchues de leur droit, faute de l’avoir exercé dans les délais impartis) et ne peuvent donc plus formuler de réclamations. Elles peuvent en revanche demander à être relevées de cette forclusion, en démontrant qu’elles étaient dans l’impossibilité matérielle d’agir dans les délais imposés par l’ordonnance (article 21).
Entre 1945 et 1955, les tribunaux français ont rendu de nombreuses décisions fondées sur cette ordonnance. Le contentieux s’est ensuite quasiment éteint en raison des délais butoirs imposés.
Depuis les années 90, l’Ordonnance de 1945 est à nouveau invoquée dans plusieurs procédures. Mais une application absolue et perpétuelle du texte pourrait remettre en cause la sécurité juridique ainsi que celle du marché de l’art. Concrètement, le possesseur de bonne foi d’une œuvre d’art, qui l’aurait acquise de très longue date en ignorant tout de sa provenance spoliatrice, pourrait être condamné à la restituer. Les juridictions françaises sont dès lors partagées entre, d’une part, une volonté d’assurer la réparation des spoliations en tenant compte des circonstances de l’époque et, d’autre part, celle d’assurer une application juridique stricte de l’Ordonnance de 1945 et d’appliquer le droit commun. Ces objectifs peuvent s’avérer contradictoires. Deux décisions récentes illustrent ces difficultés.
L’appréciation rigoureuse des faits, l’affaire « Armand Isaac Dorville »
Armand Isaac Dorville, avocat et collectionneur d’art français, décède en 1941. Sa collection et ses meubles sont dispersés aux enchères, du 24 au 27 juin 1942. La vente est décidée par son exécuteur testamentaire. Ses ayants droit donnent leur accord à la vente et y assistent. Douze œuvres sont acquises par des musées français, certaines signées de Constantin Guys, Camille Roqueplan et Henri Monnier. Après la déportation d’une partie de la famille, les héritiers survivants perçoivent le fruit de la vente en 1947. Mais ils ne sollicitent pas son annulation.
Près de quatre-vingts ans plus tard, les descendants de Armand Isaac Dorville déposent une requête auprès de la Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations (CIVS) afin que cette vente soit déclarée spoliatrice. La requête porte sur les douze œuvres acquises par des institutions françaises. À cette occasion, neuf autres toiles sont retrouvées dans les collections publiques. Par avis du 17 mai 2021, la CIVS se déclare incompétente pour statuer sur la demande d’annulation de la vente et ne la considère pas spoliatrice. Mais elle recommande aux musées nationaux de procéder à la « remise » des œuvres qu’ils ont acquises lors de la vente litigieuse, à condition que la famille en rembourse le prix d’adjudication (environ 80.000 €). L’avis n’est pas immédiatement suivi d’effet.
Face à cet échec, les héritiers assignent l’État et les musées français en possession d’œuvres de la collection. Ils invoquent l’Ordonnance de 1945 afin d’être relevés de la forclusion, de poursuivre l’annulation de la vente litigieuse ainsi que la restitution des vingt-et-une œuvres alors dans les collections publiques.
Quelques mois avant que le tribunal ne se prononce, une loi est adoptée afin que les douze toiles visées par l’avis de la CIVS soient remises aux descendants d’Armand Isaac Dorville contre le remboursement de leur prix de vente (Loi n°2022-218 du 21 février 2022).
Pour les neuf œuvres restantes, le tribunal analyse précisément les circonstances dans lesquelles la vente aux enchères s’est déroulée afin de déterminer si elle encourt la nullité. Tout d’abord, il relève qu’elle a été ordonnée par l’exécuteur testamentaire d’Armand Isaac Dorville. Il indique que ses héritiers ont donné leur accord à la vente. De plus, les héritiers ont pu faire valoir leur droit de retrait sur quarante-six œuvres. Cela tend à démontrer que pour les autres œuvres, la vente était librement consentie.
En outre, le tribunal souligne que la dispersion de la famille d’Armand Isaac Dorville n’est intervenue que postérieurement à la vente aux enchères. Il note par ailleurs, qu’après la guerre, ses héritiers étaient présents lors des opérations de succession et que celles-ci se sont achevées avant l’expiration du délai laissé aux victimes de spoliation pour présenter leurs réclamations. Mais il relève que la famille n’a jamais sollicité la nullité de la vente. Enfin, le tribunal retient que les fonds de la vente ont été réintégrés à la succession d’Armand Isaac Dorville puis perçus par ses héritiers en 1947, et que ces derniers ont approuvé les décisions de l’exécuteur testamentaire en lui donnant quitus pour les actes accomplis dans sa mission.
Par conséquent, le tribunal juge le 10 janvier 2023 que « les demandeurs ne démontrent pas que la vente de juin 1942 a été la conséquence d’une mesure exorbitante de droit commun au sens de l’article 1er de l’ordonnance du 21 avril 1945 », ni « que les héritiers d’Armand Isaac Dorville ont été dans l’impossibilité matérielle d’agir et de solliciter la nullité de la vente de juin 1942 dans le délai imparti par l’article 21 de l’ordonnance du 21 avril 1945 ». Il refuse donc de relever les héritiers de leur forclusion et partant, les déboute de l’intégralité de leurs demandes.
La décision peut paraître sévère, mais elle est justifiée par une étude minutieuse des circonstances de la vente. Il faut rappeler que la CIVS elle-même avait considéré que la vente n’était pas spoliatrice. Par ailleurs, l’intervention législative est à saluer. Certes, elle était indispensable en raison de l’inaliénabilité des œuvres appartenant aux collections publiques. Mais elle permet aussi de pallier l’inapplicabilité de l’Ordonnance de 1945, sans contraindre les juridictions à étendre artificiellement son champ d’application dans le temps. Reste le sort des neuf œuvres restantes, qu’il appartiendra à la Cour d’appel ou au législateur de trancher.
L’application permissive du régime dérogatoire, l’affaire « Adriaen Van Der Werff »
Un jugement récent du 27 janvier 2023 illustre en revanche la permissivité des tribunaux français quant à l’appréciation des conditions d’application de l’Ordonnance de 1945.
En 2017, l’œuvre « La Madeleine pénitente » attribuée au peintre Adriaen Van Der Werff est confiée à une maison de ventes étrangère en vue de son passage aux enchères. Il apparaît qu’elle provient d’une collection spoliée sous l’Occupation, celle de Lionel Hauser, un cousin éloigné de Marcel Proust. Elle est inscrite au « Répertoire des biens spoliés en France durant la guerre 1939-1945 ». La maison de ventes prend donc attache avec les héritiers du propriétaire originaire de l’œuvre.
Ce n’est donc qu’en 2018 que les descendants apprennent la réapparition de l’œuvre et son inscription au répertoire des biens spoliés. Ils sollicitent dès lors la restitution de l’œuvre et demandent communication de l’identité du vendeur. Confrontés au refus de la maison de ventes, ils assignent.
Le tribunal se prononce tout d’abord sur la forclusion de la demande de nullité des ventes du tableau. Il applique l’article 21 de l’Ordonnance de 1945 et considère que la date butoir pour agir en nullité d’actes de spoliation ou de ventes de biens spoliés, a été prorogée au 31 décembre 1951. Il énonce toutefois que, lorsqu’il est établi que le propriétaire dépossédé était dans l’impossibilité d’agir, l’introduction de l’action en revendication n’est soumise à aucun délai. En l’espèce, le tribunal constate que, par lettre du 13 novembre 1942, la société de garde-meuble auprès de laquelle les biens étaient déposés, avait informé Lionel Hauser de leur enlèvement par les autorités d’occupation. Il relève aussi que le collectionneur avait adressé un inventaire des biens spoliés au Directeur de l’office des biens et intérêts privés, organisme public en charge du recensement des biens appréhendés par l’ennemi. Or, le tableau litigieux figurait à cet inventaire. Lionel Hauser avait donc accompli les diligences nécessaires à la restitution de l’œuvre litigieuse, avant qu’elle ne disparaisse jusqu’en 2018. Les héritiers du collectionneur ne pouvaient solliciter la restitution du tableau avant cette date, faute de connaître sa localisation ainsi que son inscription au répertoire des biens spoliés. Le tribunal considère donc que les descendants de Lionel Hauser étaient dans l’impossibilité d’agir dans le délai prévu à l’article 21 de l’Ordonnance de 1945. Il relève par conséquent les demandeurs de la forclusion et déclare leur action recevable.
La nullité des ventes intervenues après la spoliation du tableau est dès lors prononcée. Il ordonne donc la restitution de la toile aux descendants. Il fait également droit à la demande de communication :
- de l’identité du propriétaire actuel de l’œuvre,
- de la localisation géographique de l’œuvre,
- de l’historique de ses ventes,
- du montant total perçu à cette occasion.
Le tribunal relève ainsi les héritiers de la forclusion, quatre-vingts ans après que leur ascendant a eu connaissance de la spoliation, faisant ainsi revivre l’Ordonnance de 1945 en étendant son champ d’application dans le temps.
Cette interprétation extensive pourrait ne pas être conforme à l’esprit et à la lettre du texte, qui a mis en place un régime d’exception au droit de la preuve et de la prescription, ainsi qu’à la procédure, mais à condition que son application soit temporaire. Elle permettrait aussi une forme d’imprescriptibilité, à nulle autre pareille en droit français.
Il reste que plusieurs arguments juridiques susceptibles de faire échec à l’application de l’Ordonnance de 1945 sont rarement invoqués. Force est de constater que l’État, défendeur fréquent dans les procédures de restitutions, ne soulève pas tous les moyens juridiques possibles. En serait-il de même avec des défendeurs privés, sociétés ou particuliers, acheteurs de bonne foi ? De futures procédures, dans lesquelles des défenses vigoureuses seraient opposées, pourraient clarifier cette situation (ou en appel des deux décisions commentées).
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°599 en avril 2023