Un artiste peut-il reproduire l’œuvre d’un autre ?
L’inspiration est une source de la création artistique et un vecteur de son évolution, elle ne saurait être empêchée. A contrario, la copie constitue une contrefaçon. Mais quelle est la frontière entre les deux ? Un peintre peut-il incorporer l’œuvre d’un autre artiste dans ses tableaux ? La liberté artistique peut-elle justifier les atteintes portées au droit d’auteur ? De nouvelles décisions répondent à ces interrogations par des solutions différentes selon les pays.
De tout temps les artistes se sont nourris de leurs prédécesseurs. Racine de la tragédie antique, La Fontaine des fables d’Esope, les peintres français admirent l’antiquité et la renaissance italienne…
La notion d’œuvre transformative est fréquemment utilisée en droit américain pour désigner des œuvres intégrant les éléments d’une première œuvre créée par un autre artiste. Un mouvement connu pour ce procédé est l’appropriationnisme, né aux États-Unis à la fin des années 1970, avec des artistes tels que Pettibone ou Sturtevant.
Le sujet est d’actualité puisque la Cour Suprême est saisie d’une affaire Warhol et devrait statuer en juin 2023. Jeff Koons a lui été condamné par la Cour d’appel de Paris en 2021. Les solutions diffèrent d’un système juridique à l’autre ; la comparaison entre les Etats Unis et la France le démontre.
Le fair use, une exception souple en droit américain
Le droit américain consacre le « fair use » ou l’usage loyal d’œuvres normalement protégées par le copyright, équivalent américain de la défense du droit d’auteur. Pour apprécier ce caractère, les juges étudient quatre facteurs :
- l’objectif et le caractère de l’usage,
- la nature de l’œuvre protégée,
- l’importance de l’emprunt
- l’effet de cet usage sur le marché potentiel de l’œuvre d’origine (Article 107 du Copyright Act 1976).
L’étude de ces quatre facteurs est laissée à l’appréciation des juges. Ces critères souples permettent aux juges de rendre des décisions au cas par cas. Toutefois, l’artiste ne doit pas seulement démontrer un apport intellectuel. Le juge vérifie de façon récurrente que l’œuvre secondaire soit porteuse d’un message nouveau, distinct de celui de l’œuvre d’origine. Ainsi, l’œuvre transformative peut constituer un usage loyal de l’œuvre première.
Les juridictions américaines ont déjà rendu des décisions dans ce sens et notamment sur le travail de Richard Prince, un des représentants de l’appropriationnisme. En 2000, Patrick Cariou a publié un ouvrage intitulé Yes, Rasta à propos de son reportage photographique sur le mouvement Rastafari au sein d’une communauté en Jamaïque. Quelques années plus tard, Richard Prince a présenté une série d’œuvres appelée Canal Zone. Plusieurs œuvres étaient fondées sur une « appropriation » des photographies de Patrick Cariou. À titre d’exemple, Prince a utilisé la photographie d’un homme coiffé de longues dreadlocks se tenant de profil, il a notamment ajouté une guitare entre ses mains, dessiné sur son visage et modifié les couleurs de la photo. Cariou a assigné Prince en contrefaçon pour trente œuvres de la série Canal Zone. Les juges ont considéré que l’œuvre était transformative en énumérant les éléments « fondamentalement différents et nouveaux » dont la palette de couleurs et les médias « tout comme la nature expressive de l’œuvre [du défendeur] » (Cariou v. Prince, 2d Circ., April 25th, 2013). Ainsi, les juges ont retenu que Prince avait développé un message distinct de celui de Cariou, au travers d’une esthétique nouvelle et que cela permettait de qualifier l’œuvre de transformative. Cette décision a fait l’objet de nombreuses critiques.
Au contraire, dans l’affaire Warhol contre Goldsmith, les juges n’ont pas retenu l’usage loyal de la photographie de Lynn Goldsmith. Comme souvent, Andy Warhol a repris la photographie d’un tiers pour la sérigraphier. Mais Lynn Goldsmith, le photographe, a refusé que son œuvre soit réutilisée sans son autorisation. En appel, les juges ont énoncé que « L’œuvre secondaire elle-même doit raisonnablement être perçue comme incarnant un objectif artistique entièrement distinct, qui transmet un « nouveau sens ou message » entièrement séparé de son matériau d’origine » (Andy Warhol Found. for the Visal Arts, Inc. v. Goldsmith, 2d Circ., March 26th, 2021).
Même si l’œuvre d’origine n’avait jamais été publiée, le message de l’œuvre de Warhol n’était pas suffisamment indépendant pour que l’œuvre soit qualifiée de transformative. Ainsi l’œuvre de Warhol n’était pas protégée par le fair use et celui-ci aurait dû demander l’autorisation à l’artiste d’origine avant de reprendre sa photographie. La Andy Warhol Foundation a saisi la Cour Suprême qui rendra une décision en 2023.
Ainsi deux situations proches donnent lieu à des résultats différents. A tel point que la Cour Suprême est saisie du cas Warhol. L’application du fair use étant soumise au pouvoir d’interprétation des juges américains, elle peut devenir une source d’incertitudes dangereuses pour les artistes.
La protection du droit d’auteur français encadrée par des exceptions strictes
La notion de « faire use » n’existe pas en droit français. Bien au contraire, le droit d’auteur français sanctionne toute reproduction ou représentation d’une œuvre originale sur le fondement de la contrefaçon.
En principe, l’œuvre nouvelle incorporant une œuvre préexistante, constitue une œuvre composite (Article L113-2 alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle). Il s’agit, par exemple, d’un artiste qui composerait une œuvre en y intégrant une ou des œuvres antérieures. L’auteur de l’œuvre préexistante ne participe pas à la création de l’œuvre composite mais il doit donner son accord et peut demander une rémunération au titre de son droit d’auteur.
Il existe tout de même des exceptions au droit d’auteur (Article L122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle) qui sont fixées par une liste exhaustive. Elles permettent à un artiste de reprendre l’œuvre d’un autre sans avoir son accord et sans contrepartie financière. Parmi ces exceptions figurent la parodie et la citation. La liberté artistique, corollaire de la liberté d’expression, est également fréquemment invoquée devant le juge.
En 2012, le peintre allemand Peter Klasen a été assigné en contrefaçon par le photographe de mode Alix Malka. Dans plusieurs de ses peintures, l’artiste avait reproduit des portraits de femme pris par ce dernier. Pour sa défense, le peintre a invoqué sa liberté artistique et sa liberté d’expression car la reprise des œuvres poursuivait un but critique. Le juge rejette l’argument. Il rappelle d’abord que son rôle n’est pas de créer une hiérarchie entre une liberté fondamentale, consacrée entre autres par la Convention européenne des droits de l’homme et le droit d’une personne privée, fondé sur le Code de la propriété intellectuelle.
Pour autant il doit résoudre le litige tout en préservant un juste équilibre entre ces droits et ces normes. Klasen admet que les œuvres de M. Malka étaient substituables. Puisqu’il aurait pu choisir une autre photographie publicitaire pour soutenir le même message, les juges considèrent que « solliciter l’autorisation préalable de l’auteur ne saurait donc constituer une atteinte à son droit de créer » (CA Versailles, 16 mars 2018, n°15/06029). Klasen a été condamné à payer 50 000€ de dommages et intérêts pour atteintes au droit d’auteur.
Dans une seconde affaire connue, un photographe français Franck Davidovici a réalisé la campagne publicitaire « Fait d’hiver » pour la collection automne-hiver 1985 de la marque Naf-Naf. L’une des images représentait un cochon avec un tonneau autour du cou reniflant une femme étendue dans la neige. En 2014, le Centre Pompidou a organisé une exposition Jeff Koons. Etait exposée une sculpture d’un torse de femme allongée dans le sable et observée par un cochon et deux pingouins. Au début de l’année 2015, le photographe a assigné en contrefaçon. Condamné en première instance, Jeff Koons, a fait appel devant la Cour d’appel de Paris qui a confirmé la condamnation dans un arrêt du 23 février 2021.
En premier lieu, Jeff Koons invoque l’exception de parodie. Selon la conception européenne, la Cour d’appel de Paris rappelle que l’œuvre parodique doit évoquer l’œuvre d’origine pour que le public puisse comprendre qu’il s’agit bien d’une parodie d’une œuvre par une autre. Or, la campagne publicitaire date de 1985 ainsi elle était « incontestablement oubliée ou inconnue du public » qui ne pouvait donc pas saisir une évocation. L’exception de parodie n’est donc pas retenue (CA Paris, 23 février 2021, 19/09059).
En second lieu, le plasticien invoque la liberté artistique en soulevant les différences entre les deux œuvres, notamment le collier de fleurs autour du cou du cochon, les lunettes sur le front de la femme et les deux pingouins encadrant le cochon. Le juge constate que «la sculpture reprend substantiellement les éléments originaux de la photographie originelle ’Fait d’hiver’». Par conséquent, le plasticien aurait dû rechercher l’accord du photographe car, comme vu précédemment, le public ne reconnait pas la référence à la campagne publicitaire de la marque Naf Naf.
Ainsi le « fair use » n’existe pas en tant que tel en droit français ou en droit européen. Dans notre système juridique, il faut obtenir un accord de l’auteur de l’œuvre originaire. Les exceptions sont strictement limitées. A vrai dire, les juges doivent procéder à des appréciations très factuelles, esthétiques et culturelles difficiles à systématiser dans une norme précise.
Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°595 en décembre 2022
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Alice Chauveau, Élève avocate