Un expert doit-il consulter un spécialiste pour conforter une attribution ? L’affaire du « Bénédicité » de Chardin

Quelles sont les pratiques du marché anglais ? Une récente décision statue sur le niveau de diligences attendu des marchands d’art et experts pour attribuer une toile. Elle précise aussi qu’un professionnel n’est pas nécessairement tenu de consulter le spécialiste d’un artiste.

Les aristocrates anglais conservent de formidables collections. En l’occurrence, les propriétaires d’un tableau, donné à Chardin, intitulé « Le Bénédicité », acheté par leur ancêtre dès 1751, mandatent un marchand d’art et expert reconnu en maîtres anciens, monsieur Simon Dickinson, afin de le vendre.

En 2014, le marchand vend l’œuvre au prix de 1,15 million de livres (environ 1,45 million d’euros). La peinture est présentée à l’acheteur comme « attribuée à Chardin » et décrite dans la facture comme de « Chardin et Atelier ».

Elle est acquise par un autre professionnel du marché de l’art. Ce dernier fait nettoyer la toile, ce qui révèle une signature de Chardin. Il la commercialise alors comme de la main de l’artiste. Le descriptif de la toile indique ainsi que « loin d’être une copie d’atelier, l’œuvre est en fait un chef d’œuvre entièrement autographe de Chardin lui-même ». En 2015, l’œuvre est vendue à Michel David-Weill pour l’équivalent de 10,5 millions de dollars (soit environ 12,5 millions d’euros).

À la découverte de cette nouvelle vente et au vu du différentiel de prix, les propriétaires originaires assignent le premier marchand. Ils allèguent qu’il aurait fait preuve de négligence, notamment (i) en retenant que la toile ne pouvait pas être considérée comme une œuvre entièrement de la main de Chardin ; et (ii) en s’abstenant de consulter le plus grand spécialiste de l’artiste : monsieur Pierre Rosenberg.

Le juge anglais devait donc se prononcer sur l’attribution de la toile à l’artiste et déterminer si l’expert/marchand était tenu de consulter le spécialiste.

Le marchand n’a pas commis de négligence en attribuant la toile à Chardin et à son atelier

À titre préalable, le juge indique que Chardin travaillait avec un atelier, un groupe d’apprentis qui préparait ses peintures. Il constate aussi qu’il avait pour particularité d’orchestrer de nombreuses reproductions de ses propres œuvres. Par ailleurs, Chardin aurait parfois approuvé, voire signé, les reproductions de ses toiles, réalisées par ses assistants. Ces conditions de production sont donc problématiques pour déterminer l’attribution d’une œuvre. Évidemment, « Le Bénédicité » connaît plusieurs versions (la plus célèbre, donnée par l’artiste à Louis XV et depuis au Louvre).

En outre, le tribunal relève que le catalogue raisonné de l’artiste a été publié en 1999 par l’éminent historien de l’art et ancien directeur du Louvre, il est considéré comme le spécialiste du peintre. Or, la peinture litigieuse, que Pierre Rosenberg a vue, est décrite audit catalogue comme une « copie retouchée » par Chardin. Cela implique que la toile est une copie réalisée par son atelier, que le maître aurait finalisée. Elle ne serait donc pas intégralement de la main de l’artiste.

Le juge confronte ensuite ces éléments à l’attribution de la toile litigieuse, retenue par le marchand en 2014.

Le juge statue que le marchand n’a pas commis de négligence en considérant que la toile ne pouvait pas être présentée comme étant de la main de Chardin. Il relève en effet que le marchand a hésité quant à l’attribution et à l’évaluation de la peinture : s’il était convaincu lors de la vente que certaines parties de la toile étaient de la main de Chardin ; il considérait aussi que d’autres éléments étaient de qualité très inférieure.

Le marchand a estimé à juste titre que la toile ne pouvait pas être décrite comme « de la main » de Chardin, puisqu’elle présentait des signes de l’intervention de son atelier. Compte tenu de « cette combinaison de forces et de faiblesses », le marchand a légitimement opté pour la mention « Chardin et Atelier », qui lui semblait la plus précise. Le juge relève que le marchand avait la conviction sincère que ce descriptif était exact, et qu’il « s’agissait de la croyance d’un homme qui était un expert reconnu en matière de tableaux de maîtres anciens, au sujet d’un tableau de maître ancien ». En d’autres termes, le marchand était compétent pour donner un avis sur son attribution. Le juge rejette donc les demandes des propriétaires originaires à cet égard.

En toute hypothèse, les avis du marchand et du spécialiste sur l’attribution de la toile sont subjectifs. Ils dépendent en effet de leurs connaissances respectives de l’Œuvre de Chardin et peuvent donc diverger. Toutefois, il n’existe pas de preuve absolue que la peinture serait ou non « de la main » de Chardin. Une incertitude existe. Le marchand ne saurait être considéré comme négligent, alors qu’il en a tenu compte dans son attribution.

Enfin, il faut relever que « Le Bénédicité » avait été initialement confié à Simon Dickinson afin qu’il fasse procéder à un nettoyage « léger » de la toile, par opposition à un nettoyage « en profondeur », et l’examine. Le juge relève que les propriétaires originaires et le marchand avaient convenu qu’il s’agissait de la méthode la plus appropriée pour entretenir la pièce. Ce premier nettoyage, réalisé par un professionnel expérimenté, n’avait pas révélé la signature de Chardin. Le marchand indiquait d’ailleurs que cette opération n’avait pas changé son avis sur la toile.

Incidemment, la question se posait dès lors de savoir si Simon Dickinson aurait dû réévaluer sérieusement son avis sur la toile, voire suggérer un nettoyage en profondeur de la peinture à ses clients. Mais le juge écarte à nouveau tout grief à l’encontre du marchand. D’une part, après avoir sollicité l’avis de plusieurs experts, il indique que la découverte de la signature n’a pas considérablement augmentée la valeur de la toile. En effet, Chardin est connu pour avoir signé des œuvres réalisées par son atelier. D’autre part, il constate que les propriétaires originaires n’étaient pas prêts à faire nettoyer en profondeur la toile pour la commercialiser. Là encore, aucune négligence ne peut être imputée au marchand.

Le marchand n’a pas été négligent en s’abstenant de consulter le spécialiste de Chardin

Le juge détermine également si le marchand était ou non tenu de consulter le spécialiste de Chardin. Selon les demandeurs, à défaut d’y avoir procédé en l’occurrence, il aurait été négligent et serait fautif.

Dégageant une règle de principe, le juge écarte l’existence d’un « devoir de vérification » en vertu duquel tout professionnel de l’art pourrait être considéré comme négligent et voir sa responsabilité engagée pour s’être reposé sur sa propre expertise et estimation d’une œuvre, sans consulter un expert ou spécialiste de l’artiste concerné.

Le juge retient que lorsqu’un expert formule une opinion réfléchie et raisonnable sur les attributs d’une œuvre qui relève de son domaine d’expertise, et agit sur la base de cette opinion, il ne peut être qualifié de négligent. À cet égard, il est indifférent que son point de vue ne soit pas universellement accepté ou qu’il n’ait pas été validé par un autre expert. En revanche, le juge rappelle qu’un professionnel traitant une œuvre qui ne relève pas de son domaine d’expertise peut être négligent s’il ne consulte pas d’expert.

Le magistrat distingue trois hypothèses dans l’affaire en cause. Tout d’abord, si le marchand pensait que Pierre Rosenberg allait déclarer le tableau comme entièrement de la main de Chardin, alors il avait le devoir de le consulter : l’avis favorable du spécialiste aurait en effet considérablement augmenté la valeur de la peinture. En revanche, s’il considérait que le spécialiste allait en contester l’authenticité, il avait le devoir de ne pas le consulter, car la valeur de la toile se serait alors effondrée. Enfin, si le marchand n’avait pas d’avis clair sur le résultat d’une telle consultation, il ne pouvait pas être négligent en ne consultant pas le spécialiste.

Pour synthétiser, le juge indique que l’œuvre est un « actif à risque » car son attribution est incertaine. Il estime ainsi que consulter le spécialiste de Chardin aurait été comme « jouer à la roulette » : le marchand n’avait aucune garantie du résultat et les conséquences de cette consultation auraient pu être désastreuses pour l’estimation de la toile.

En l’espèce, le juge relève que le marchand était convaincu que si la toile était, à nouveau, présentée à Pierre Rosenberg, il aurait pu conclure qu’elle était inférieure à l’original (conservée au Louvre) ainsi qu’aux autres copies, et qu’elle était davantage réalisée par l’atelier de l’artiste.

Or, cela aurait nuit à l’estimation et à la commercialisation de la toile. Cette conviction apparaissait d’autant plus fondée en l’occurrence, que Pierre Rosenberg avait vu la peinture et donné oralement son avis sur celle-ci. Selon Simon Dickinson, le spécialiste avait alors indiqué que l’œuvre n’était pas bonne, car elle ne lui semblait présenter aucune intervention de Chardin et être uniquement un travail de son atelier.

Lors de leurs échanges ultérieurs, Pierre Rosenberg avait maintenu sa position sur la toile. Dès lors, il était peu probable qu’il change d’avis et l’attribue, ne serait-ce qu’en partie, à Chardin. Dans ces conditions, Simon Dickinson savait que l’attribution de la peinture serait très probablement contestée et que sa valeur en serait consécutivement diminuée, au détriment de ses mandataires. Le magistrat retient par conséquent que la décision du marchand de ne pas consulter le spécialiste de Chardin n’était pas négligente, et rejette les demandes des propriétaires originaires.

Cette décision apparaît mesurée et pourrait être transposable aux professionnels de l’art exerçant en France. Un professionnel peut avoir confiance en sa propre expertise et s’en contenter. Mais il doit rester prudent dans l’attribution des œuvres et faire preuve de diligence, en consultant les spécialistes des artistes qui ne relèvent pas de son domaine d’expertise.

Cet article est paru dans la revue « L’Objet d’art » n°606 en décembre 2023

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Alexandre Choquet, collaborateur

Avocat Propriété Intellectuelle

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